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Entre mutisme et silence : compatibilité du réalisme de John L. Austin avec une conception normative de la perception

Published online by Cambridge University Press:  07 July 2025

Pascal-Olivier Dumas-Dubreuil*
Affiliation:
Département de philosophie, Université de Montréal, Montréal, QC, Canada
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Résumé

La critique de John L. Austin contre le représentationnalisme en philosophie de la perception l’a mené à soutenir que les sens sont « muets », c’est-à-dire qu’ils ne nous fournissent aucun contenu conceptuel. Cette thèse a été reprise par Charles Travis et Jocelyn Benoist, qui y voient tous les deux une raison d’abandonner toute conception normative de la perception. Si la thèse du mutisme des sens prescrit en effet un rejet du caractère conceptuel de la perception, le présent article s’efforce toutefois de montrer que la tendance à en déduire que la perception exclut toute norme relève en fait d’une radicalisation de la thèse originale d’Austin.

Abstract

Abstract

John L. Austin’s critique of representationalism in the philosophy of perception led him to argue that the senses are “dumb,” i.e.,they provide us with no conceptual content. This thesis was taken up by Charles Travis and Jocelyn Benoist, both of whom suggest that it provides grounds for rejecting any normative conception of perception. While Austin’s thesis does indeed prescribe a dismissal of the conceptual character of perception, this article nevertheless seeks to show that the tendency to deduce from it that perception excludes all norms constitutes a radicalization of Austin’s original thesis.

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© The Author(s), 2025. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

La radicalité des critiques de John L. Austin peut parfois donner l’impression que l’ouvrage Le langage de la perception (Sense and Sensibilia) ne peut faire autrement que de laisser le lecteur « sans conviction claire », sinon celle de penser que « la philosophie n’a rien d’autre à faire que d’exposer les erreurs des philosophes » (Hardie, Reference Hardie1963, p. 263 ; je traduis). Si le caractère polémique des écrits d’Austin sur la perception a certes contribué à ce qu’on se souvienne davantage de leur apport critique, Paul Gochet et David Pears soulignent toutefois que « l’apport constructif de Sense and Sensibilia l’emporte sur la contribution critique » (Gochet, Reference Gochet1971, p. 67) et qu’Austin « abandonne à beaucoup d’endroits la critique afin de développer ses propres idées » (Pears [Reference Pears1969, p. 53–54], traduit par Ambroise et Laugier, Reference Ambroise and Laugier2007, p. 56-57).

L’un des revers de la critique d’Austin, attribuable en grande partie à la mise en pratique de sa méthode — la phénoménologie linguistique —, consiste d’ailleurs en l’élaboration de la thèse du mutisme des sens Footnote 1. Dans Le langage de la perception, la thèse suivant laquelle « nos sens sont muets […] [dans la mesure où ils] ne nous disent rien du tout, ni de vrai ni de faux »Footnote 2 (Austin, Reference Austin2007, p. 89) constitue la contribution la plus importante d’Austin à la philosophie de la perception, dans la mesure où elle fournit une alternative radicale aux conceptions représentationnalistes largement répandues.

La thèse du mutisme des sens consiste à affirmer que la perception n’est pas une faculté par laquelle un contenu conceptuel nous serait représenté (re-présenté), mais par laquelle nous entrons plutôt en relation avec ce qui n’est justement pas (encore) thématisé comme étant tel ou tel, à savoir le réel ou le monde. Évidemment, cette thèse suppose que certaines normes soient évincées de l’expérience perceptuelle, notamment les normes cognitives et épistémiques.

Se réclamant ouvertement de la philosophie de la perception développée par Austin, Charles Travis et Jocelyn Benoist mobiliseront tous les deux cette idée afin d’en conclure que la perception n’est en rien normative. Pour le premier, la perception semble échapper à toute forme de normativité en tant qu’elle opère justement toujours en deçà de l’intentionnalité. Pour le second, qui souscrit largement aux analyses de son homologue américain, la perception consisterait précisément en un accès à ce qui ne relève d’aucune détermination normative. Benoist estime en effet essentiel de marquer une distinction claire entre le perçu comme fait (le réel) et le perçu comme norme (la représentation). Cet engagement le forcera d’ailleurs à s’éloigner de la phénoménologie, qui ne ferait selon lui qu’accentuer la teneur normative de la perception en prétendant que toute perception est une visée d’objet.

Bien que ces analyses soient éclairantes à de nombreux égards, il convient toutefois de se demander si les conclusions auxquelles Travis et Benoist aboutissent découlent nécessairement de la thèse austinienne du mutisme des sens. J’entends montrer que la conclusion suivant laquelle aucune norme n’est à l’oeuvre dans la perception repose au moins en partie sur ce que je qualifie de mythe de l’univocité du concept d’objet. Si la thèse du mutisme des sens prescrit en effet un rejet du caractère conceptuel de la perception, il semble toutefois que le fait d’en déduire que la perception exclut toute norme relève d’une radicalisation de la thèse d’Austin qu’il faudrait plutôt attribuer à Travis et Benoist eux-mêmes. Ce glissement, responsable de la conclusion suivant laquelle la perception serait non intentionnelle, découle de l’idée voulant qu’un objet ne soit appelé à se constituer qu’en tant qu’il est régi par des normes cognitives et épistémiques par lesquelles certains aspects sensibles sont thématisés comme étant tels ou tels, de sorte qu’un pôle d’identité en vient à se former. Contre cette vision univoque de la notion d’objet, il importera d’évoquer la notion d’identité pratique qui nous forcera à reconnaître que le lien entre le conceptuel et le normatif est probablement trop simple pour être exhaustif.

1. La thèse du mutisme des sens de John L. Austin

En plus de constituer le sommet de son ouvrage sur la perception (Le langage de la perception), la thèse du mutisme des sens est mobilisée à deux autres reprises dans ses travaux (Al-Saleh, Reference Al-Saleh2004, p. 93–194), à savoir dans l’article « Are There A Priori Concepts? » (1939) — « […] les sensa sont muets, et rien n’est plus sûrement fatal que de confondre le sentir et le penser » (Austin [Reference Austin1961, p. 17], traduit par Al-Saleh, Reference Al-Saleh2004, p. 193) —, ainsi que dans « Other Minds » (1946) :

[…] les sensa sont muets, et seule notre expérience passée nous permet de les identifier. Si nous choisissons de dire qu’ils « s’identifient » (et « reconnaître » n’est certainement pas une activité très volontaire de notre part), il faut alors admettre qu’ils partagent un même droit inné avec quiconque parle : celui de parler de façon confuse ou inexacteFootnote 3 .

La thèse du mutisme des sens telle qu’elle est formulée par Austin dans Le langage de la perception revêt au moins deux significations qui font écho au sens que prenait déjà cette thèse dans ses articles de 1939 et 1946, la première étant obvie, mais accessoire, l’autre sous-jacente, mais radicale (et en cela fondamentale). D’abord, dans une première acception, Austin soutient que la perception ne nous dit rien de vrai ou de faux. N’étant pas médiatisée, la perception ne peut à elle seule être affublée d’une valeur de vérité. Ce n’est qu’à partir du moment où un jugement est porté à son endroit qu’une telle caractérisation peut s’avérer opportune. En cela, Austin est donc plus près qu’il ne le pense de Descartes qui, paradoxalement, était l’une des cibles de sa critique (Travis, Reference Travis2014, p. 111–112).

Or, Austin ne met justement pas l’accent sur les prédicats « vrai » et « faux », mais souligne plutôt le verbe « dire » dans la citation évoquée précédemmentFootnote 4. Son propos concerne donc moins l’inadéquation de la vérité (et de la fausseté) pour désigner la perception que la thèse plus subtile et pénétrante suivant laquelle celle -ci n’aurait tout simplement pas de contenu.

L’idée peut surprendre tant elle s’oppose à ce qui peut sembler n’être rien de moins qu’une évidence philosophique — ce que Wilfrid Sellars appellera d’ailleurs le mythe du donné (Sellars, Reference Sellars1956) —, mais qui se révèle en fait n’être, quand on s’y attarde, qu’une idole « au moins aussi vieille que [les théories] d’Héraclite » (Austin, Reference Austin2007, p. 77).

En plus de contester cette conception de la perception voulant qu’elle consiste en une représentation (re-présentation) de la réalité qui suppose « une interface entre nos pouvoirs cognitifs et le monde extérieur » (Putnam, Reference Putnam1999, p. 10 ; je traduis), Austin offrira une alternative philosophique qualifiée tantôt de « réalisme naïf », tantôt de « réalisme naturel », tantôt de « réalisme direct ».

S’il est vrai que sa critique est dirigée contre une forme de réalisme indirect (parce que médiatisé par des entités intermédiaires) — à savoir la théorie des données sensibles défendue en l’occurrence par Alfred J. Ayer et Henry H. Price (Ayer, Reference Ayer1940 ; Price, Reference Price1932) —, Austin ne défend pas pour autant un réalisme direct puisqu’il considère que « cette doctrine ne serait pas moins scolastique et erronée que son antithèse » (Austin, Reference Austin2007, p. 80). À ce sujet, Christophe Al-Saleh souligne avec beaucoup de justesse qu’Austin « se pose surtout la question de savoir s’il faut poser le problème en ces termes, dans la mesure où c’est l’emploi philosophique du couple direct/indirect qui pose un problème » (Al-Saleh, Reference Al-Saleh2003, p. 30–31).

Dans Le langage de la perception, Austin avait en effet examiné le mot « directement » (et son pendant « indirectement »), qu’il considérait être « un des traîtres les plus perfides que le langage dissimule » (Austin, Reference Austin2007, p. 92). Le couple direct/indirect ferait partie de ces mots auxquels les philosophes porteraient une « attention obsessionnelle » (Austin, Reference Austin2007, p. 79) et serait en cela à l’origine de la thèse générale qu’il attribue aux défenseurs de la théorie des données sensibles.

Il semble en fait que l’usage qui est fait des mots « direct » et « indirect » soit entièrement « dépourvu de signification » (Austin, Reference Austin2007, p. 92). Pour que cet usage ait un sens, il faudrait que les choses que l’on dit pouvoir être seulement indirectement perçues puissent être, dans certains cas au moins, perçues « tout court » (Austin, Reference Austin2007, p. 96). Cette exigence est analogue au doute, qui ne saurait être omniprésent et permanent, sans quoi il perdrait toute légitimité. Autrement dit, de même que « parler de tromperie n’a de sens que sur un fond de non-tromperie générale » (Austin, Reference Austin2007, p. 89), parler de perception indirecte n’a de sens que sur la base d’une possibilité d’envisager, pour des cas similaires, l’occurrence de perceptions qui soient directes.

Le problème qui sous-tend l’usage philosophique du mot « indirectement » réside dans le fait que cet usage, pour qualifier une certaine manière de percevoir, dépasse largement celui qui est habituellement fait par l’« homme de la rue [plain man] »Footnote 5. Le fait que le domaine d’action de ce mot s’étende ainsi au-delà de ses limites ordinaires a pour conséquence fâcheuse qu’il s’applique dorénavant « à trop de cas différents pour être le mot juste dans un cas particulier » (Austin, Reference Austin2007, p. 96)Footnote 6.

Pour éviter une telle impasse terminologique, Hilary Putnam privilégiera l’usage de l’expression « seconde naïveté [second naïveté] »Footnote 7 ou « naïveté cultivée [cultivated naïveté] » pour désigner ce retour à une forme de réalisme conscient de lui-même et motivé par le constat de « l’inutilité et de l’inintelligibilité d’une conception qui impose une interface entre soi et le monde » (Putnam, Reference Putnam1999, p. 41 ; je traduis). Comme l’explique Sandra Laugier, cette « seconde naïveté » est « une manière d’être réaliste, plus proche de nos usages, donc, proche de la spontanéité par laquelle la croyance profonde, et inexprimable, dans le réel tel qu’il est, s’articule dans nos manières de parler, mais, avant tout, dans nos manières de percevoir (silencieusement) les choses » (Laugier et Al-Saleh, Reference Laugier and Al-Saleh2011, p. 12).

Cette seconde naïveté constitue en fait l’assise d’une conception réaliste de la perception capable de résister efficacement aux impasses épistémologiques que suppose le représentationnalisme. Dans ce contexte, la thèse du mutisme des sens se présente comme la réponse nécessaire à l’assimilation « fatale » (Austin, Reference Austin1961, p. 17) et récurrente consistant à confondre les expériences sensorielles et la cognition propositionnelle.

En insistant sur le caractère muet de la perception, Austin refuse non seulement de donner une réponse définitive et générale « à la question de savoir quelle sorte de choses nous percevons (Austin, Reference Austin2007, p. 81), mais il évite aussi et surtout de « transforme[r] la question de la perception en un problème de connaissance » (Ambroise et Laugier, Reference Ambroise and Laugier2007, p. 32). Bien qu’une « lecture superficielle de Sense and Sensibilia » ait souvent laissé croire qu’Austin y défendait « une theéorie linguistique ou langagière de la perception », force est de constater qu’il y « récuse [plutôt] l’idée (très répandue) que notre perception serait dépendante du langage » (Laugier et Al-Saleh, Reference Laugier and Al-Saleh2011, p. 26).

2. Le silence des sens : Charles Travis contre John McDowell

Cette thèse sera notamment reprise par Charles Travis qui lui donnera une postérité en l’opposant à l’approche conceptuelle de la perception défendue par John McDowell dans Mind and World (McDowell, Reference McDowell1994). Avec la publication de cet ouvrage, le philosophe sud-africain a non seulement défini « les termes du problème », mais aussi — de par la radicalité de sa posture — opéré « une véritable redéfinition de l’espace philosophique international » (Benoist, Reference Benoist2008, p. 235). Sa thèse, notamment basée sur une relecture de Kant, consiste à affirmer que « le contenu d’une expérience perceptive est d’emblée conceptuel » (McDowell, Reference McDowell2007, p. 82), c’est-à-dire que l’on saisit, dans l’expérience, que « les choses sont d’une certaine façon » (McDowell, Reference McDowell2007, p. 42), qu’elles sont « telles ou telles »Footnote 8. Autrement dit, c’est précisément parce qu’« il y a déjà du conceptuel au coeur [des] impressions », parce qu’il y a un « engagement inextricable de l’entendement dans […] la sensibilité », que cette dernière peut « entretenir des relations fondationnelles avec des exercices paradigmatiques de l’entendement, tels que des jugements ou des croyances » (McDowell, Reference McDowell2007, p. 46). Toute chose, en tant qu’elle est appréhendée par la pensée, devrait ainsi se conformer à ces modalités. McDowell donne en quelque sorte à penser qu’il faut « que la réalité soit elle-même devenue intentionnelle » (Benoist, Reference Benoist2008, p. 241).

Son pari consiste à soutenir que c’est parce que l’esprit (la pensée) et la perception partagent la même nature qu’ils peuvent importer l’un pour l’autre. C’est parce que l’esprit « porte en lui la saveur du monde » qu’il a cette « étonnante capacitéà s’appliquer au monde, s’immisçant jusque dans ses moindres recoins » (Benoist, Reference Benoist2008, p. 240). Au moins partiellement fidèle à l’esprit qui guidait les travaux d’Austin sur la perception, cette posture visait notamment à négocier — dans l’expérience — un accès direct au monde (Ambroise et Laugier, Reference Ambroise and Laugier2007, p. 35). Dans une certaine mesure, McDowell abolissait de cette manière la distance (voire la différence) entre l’esprit et le monde que Sense and Sensibilia cherchait à mitiger, mais en retombant aussitôt « dans le piège » consistant à négliger le fait que « “direct” et “indirect” vivent aux dépens l’un de l’autre » — piège contre lequel Austin s’était pourtant efforcé de nous mettre en garde (Ambroise et Laugier, Reference Ambroise and Laugier2007, p. 36).

C’est notamment en réponse à cette approche que Travis publiera, en 2004, l’article « The Silence of the Senses » dans lequel il tâche de critiquer ce qu’il considère être « l’idée qui est peut-être la plus répandue aujourd’hui », suivant laquelle « la perception est représentationnelle » (Travis, Reference Travis2014, p. 101). Il estime toutefois que « personne n’a jamais avancé aucun argument pour défendre cette idée » la plupart du temps « présupposée par défaut » (Travis, Reference Travis2014, p. 101). En fait, la théorie représentationnelle constituerait — « faute de mieux » (Travis, Reference Travis2014, p. 101) — un ersatz de la théorie des données sensibles dont les critiques d’Austin « nous avaient [pourtant] sevrés » (Travis, Reference Travis2014, p. 22).

Les conceptions représentationnalistes de la perception ont généralement pour conséquence de relayer « l’idée selon laquelle la perception serait une connaissance » (Benoist, Reference Benoist2014b, p. 8). En effet, l’écart qu’elles creusent nécessairement entre le monde et la conscience qui l’appréhende introduit, à même l’expérience perceptive, une norme de validité (ou une valeur de vérité) (Ambroise et Laugier, Reference Ambroise and Laugier2007, p. 33) — souvent correspondantiste — qui laisse entendre que cette même expérience pourrait s’avérer trompeuse (ou fausse) si elle ne parvient pas à représenter convenablement l’état de choses auquel elle se réfère.

Or, dès lors que le problème de la perception est posé en ces termes, la tâche qui incombe à la philosophie de la perception consiste à se demander si « la perception peut […] faire en sorte que le monde m’importe pour ce qu’il faut penser […] » (Travis, Reference Travis2014, p. 19). Pour reprendre l’exemple fourni par Travis, il s’agit de se demander si mon expérience visuelle du cochon se trouvant dans un parterre de fleurs doit avoir une importance pour déterminer l’endroit où se trouve le cochon (ou fixer ma croyance selon laquelle le cochon se trouve à tel endroit) (Travis, Reference Travis2014, p. 20). Faire preuve d’un minimum de bonne foiFootnote 9 nous force à reconnaître l’importance d’acquiescer à une telle question, sans quoi — ironise Travis — « l’élevage serait […] bien plus hasardeux que ne le prétendent les éleveurs » (Travis, Reference Travis2014, p. 20).

Ainsi, la question fondamentale n’est pas tant de savoir si la perception importe à l’égard de ce que je dois penser, mais bien comment. Il s’agit donc de déterminer « à quoi la perception et la pensée doivent […] ressembler » (Travis, Reference Travis2014, p. 20) afin de rendre compte du fait qu’il m’arrive parfois de percevoir des états de choses (par exemple, que Sid est sur sa chaise longue ou qu’il ronfle) (Travis, Reference Travis2014, p. 20).

À cet égard, la stratégie de McDowell consistait à affirmer que « le contenu de l’expérience est conceptuel » (McDowell, Reference McDowell2007, p. 78 ; je souligne). Pour Travis, cette posture suppose toutefois implicitement la conception plus générique voulant qu’une « expérience perceptive (donnée) [ait] un contenu représentationnel (donné) » (Travis, Reference Travis2014, p. 101).

Or, Travis mettra en évidence le fait qu’une telle conception doit nécessairement reposer sur l’amalgame de « deux notions immiscibles » (Travis, Reference Travis2014, p. 136) que McDowell attribue à l’expérience visuelle, à savoir le fait (1) que l’expérience soit dotée d’une valeur faciale (face value)Footnote 10 et (2) que le contenu de cette dernière doive être reconnaissable (recognizing) et disponible (available) pour un éventuel jugement.

D’une part, la conception représentationnaliste de McDowell exige (1) de l’air visuel des choses qu’il ait une « teneur intrinsèque » (Travis, Reference Travis2014, p. 137) — « unique et déterminée » (Wilson, Reference Wilson2018, p. 202 ; je traduis) — à même de fournir « un contenu représentationnel dont les conditions d’exactitude décrivent les circonstances dans lesquelles cette expérience peut être considérée comme véridique » (Wilson, Reference Wilson2018, p. 202 ; je traduis). Autrement dit, la valeur faciale de l’expérience déterminerait la manière dont les choses doivent être afin qu’elles soient (effectivement) telles qu’elles en ont l’air.

D’autre part, McDowell indique que (2) le contenu représentationnel fourni par la valeur faciale doit être reconnaissable, c’est-à-dire « cognitivement disponible » (Wilson, Reference Wilson2018, p. 204 ; je traduis), de sorte que ce contenu, en tant qu’il est représenté comme étant tel ou tel, soit ensuite disponible pour un jugement ultérieur. Autrement dit, il faudrait qu’il soit éventuellement possible de l’accepter ou de le rejeter (ou de s’abstenir de poser un jugement à son endroit). Pour ce faire, le sujet doit donc être en mesure (au moins dans certains cas) de reconnaître, à partir de ce qui est fourni à même la perception, les expériences qui sont trompeuses ou non véridiques (Travis, Reference Travis2014, p. 152)Footnote 11. Il serait en effet difficile de concevoir ce que devrait signifier la valeur faciale d’une expérience si elle n’était pas en mesure de commander une posture judicative à son égard.

L’argument fourni par Travis contre le représentationnalisme consiste à rendre manifeste le fait que la notion de (1) valeur faciale et l’exigence voulant que son contenu soit (2) reconnaissable et disponible pour un éventuel jugement sont « mutuellement incompatibles » (Wilson, Reference Wilson2018, p. 206 ; je traduis). Pour ce faire, il analyse les différentes conceptions de la notion d’apparence afin de déterminer si l’une d’entre elles peut rendre la valeur faciale d’une expérience visuelle reconnaissable pour la conscience. Autrement dit, il s’agit de déterminer si la valeur faciale peut (au moins dans certaines circonstances) fournir — sur la base de son apparence — des garanties quant à l’état réel d’une chose.

D’abord, (A) Travis rejette le fait que l’apparence visuelle (par exemple, Pia ressemble à sa soeur, le soleil a l’air rouge à son coucher) puisse remplir ce critère dans la mesure où l’air visuel d’une chose, entendu comme une « réalité objective à la disposition des penseurs » (Benoist, Reference Benoist2014a, p. 17), ne saurait prescrire de manière déterminée l’état dans lequel elle doit être pour avoir l’air qu’elle a. Comme l’illustre Travis : « Un citron de cire peut être fait avec tant d’art qu’il soit quasiment, ou totalement, impossible de le distinguer visuellement de la chose véritable » (Travis, Reference Travis2014, p. 126).

C’est notamment parce que l’apparence visuelle est ostensible, c’est-à-dire qu’elle est « partagé[e] par tout ce qui a suffisamment le même air » (Travis, Reference Travis2014, p. 126), que l’air ne fixe pas de manière déterminée l’état dans lequel une chose doit être pour être telle qu’elle en a l’air (une chose qui a l’air kaki peut par exemple avoir cet air parce que c’est effectivement sa couleur ou parce que l’éclairage lui donne cette teinte) (Travis, Reference Travis2014, p. 26). Il s’ensuit que l’air d’une chose est équivoque dans la mesure où il ne garantit pas, parmi les divers états concurrents, celui dans lequel une chose doit être pour être telle qu’elle en a l’air (du moins pas de manière définitive) (Wilson, Reference Wilson2018, p. 200).

Ensuite, (B) l’apparence pensable d’une chose (par exemple : « il semble que […] cette peinture est un Vermeer » [Travis, Reference Travis2014, p. 126]) est incapable de rendre le contenu représentationnel reconnaissable sur la simple base de la perception puisqu’elle repose au moins minimalement sur un jugement capable de thématiser l’un ou l’autre de ses aspects (Travis, Reference Travis2014, p. 126–127). L’air pensable d’une chose (par exemple, un objet, une scène ou une oeuvre) concerne donc moins l’image visuelle que cette chose provoque que ce que peut en conclure « un penseur correctement au fait du monde » (Travis, Reference Travis2014, p. 128). Comme le souligne par exemple Travis, un complice de Van Meegeren aurait raison, dans un contexte précis, de le complimenter en disant : « on dirait vraiment que cette peinture est un Vermeer », et ce, bien qu’il sache pertinemment que ce n’est pas le cas. En l’occurrence, le contexte comprend l’objectif avéré de Van Meegeren de créer des contrefaçons afin d’amener les nazis à acheter de faux Vermeer. La remarque du complice (débutant par « il semble que » ou « on dirait que ») concerne alors « ce qu’il faut penser », « ce que quiconque supposerait » (Travis, Reference Travis2014, p. 134) ou, du moins, ce qu’il considère devoir être pensé d’après une certaine perspective qu’il espère d’ailleurs être celle qu’adopteront les nazis (Travis, Reference Travis2014, p. 127). Or, « la conscience de ce qu’il faut penser […] n’est pas une conscience visuelle », mais plutôt « une forme de pensée ou de jugement » (Travis, Reference Travis2014, p. 127 ; je souligne).

De ces deux constats (A et B)Footnote 12, il s’ensuit qu’« aucune des deux notions [d’air] ne convient au repreésentationnalisme » (Travis, Reference Travis2014, p. 134) puisqu’elles ne peuvent « satisfaire les deux réquisits [1 et 2] de manière cohérente » (Travis, Reference Travis2014, p. 136). Si, comme le pense McDowell, la valeur faciale était « indexée sur l’air qu’ont les choses » (Travis, Reference Travis2014, p. 110), il faudrait alors considérer qu’elles sont toujours telles qu’elles en ont l’air, c’est-à-dire qu’il faudrait prendre leur valeur faciale « pour argent comptant » (Travis, Reference Travis2014, p. 109). Autrement dit, il serait attendu que l’on fasse « confiance à l’expérience » (Travis, Reference Travis2014, p. 152), de sorte qu’on doive considérer qu’une chose est effectivement toujours telle qu’elle en a l’air (Travis, Reference Travis2014, p. 104 et 152).

Or, comme le souligne Travis grâce à de nombreux exemples tirés de la vie pratique, « les airs visuels ne font d’aucun eétat dans lequel les choses doivent eêtre, l’air qu’elles ont » (Travis, Reference Travis2014, p. 152). Travis en conclut donc que l’expérience visuelle n’a tout simplement pas une valeur faciale (Travis, Reference Travis2014, p. 139) et, de manière plus générale, que « [l]a perception n’est pas la pâte à partir de laquelle on peut se voir représenter les choses […] » (Travis, Reference Travis2014, p. 152)Footnote 13.

Si Travis reconnaît que les jugements et les croyances peuvent parfois avoir un contenu représentationnel (par exemple propositionnel : « il y a là un savon en forme de citron »), sa dissidence concerne l’attribution, par les représentationnalistes, d’un contenu qui relèverait en soi de l’expérience perceptuelle (Wilson, Reference Wilson2018, p. 204). La thèse centrale défendue par Travis consiste justement à soutenir « que, dans la perception, les choses ne nous sont pas représentées comme étant telles ou telles » (Travis, Reference Travis2014, p. 111). Positivement, il considère plutôt que la perception a pour fonction de présenter l’environnement au sujet (c’est-à-dire le rendre disponible à sa conscience) sans pour autant le représenter comme étant tel ou tel (c’est-à-dire sans le thématiser) (Wilson, Reference Wilson2018, p. 199).

Se réclamant ouvertement d’Austin, son rejet de la conception représentationnaliste constitue en fait justement une manière d’être « plus austinien [que McDowell] » en allant « au bout de l’idée suivant laquelle “les sens sont muets” » (Ambroise et Laugier, Reference Ambroise and Laugier2007, p. 36). Le propos de Travis prétend avant tout nous prémunir contre l’idée — aussi sinon plus nocive que la conception voulant que la perception soit toujours susceptible de nous tromper — selon laquelle les choses sont telles qu’elles en ont l’air, et ce, que ce soit pour les perceptions trompeuses ou les perceptions véridiques. Autrement dit, la radicalité du propos de Travis réside dans son rejet de l’idée selon laquelle l’apparence visuelle renverrait à une seule description ou détermination possible quant à l’état de la chose appréhendée. Il relègue ainsi les enjeux épistémiques (de véracité et de fausseté) au domaine judicatif sur la base de la thèse forte suivant laquelle la perception (en elle-même) opérerait toujours en deçà de l’intentionnalité.

Comme nous l’avons vu, la thèse de McDowell suppose que la perception soit « déjà conceptuelle, comme si elle possédait un langage dans les termes duquel elle pouvait dire comment est le monde » (Travis, Reference Travis2014, p. 18). Sous couvert de ménager, dans la perception, un accès direct à « un donné […] précontextualisé », McDowell réintroduisait aussitôt l’idée suivant laquelle la perception fournirait une « preuve ou evidence » qui puisse, selon les circonstances, s’avérer véridique ou non, correcte ou incorrecte (Ambroise et Laugier, Reference Ambroise and Laugier2007, p. 36). En revisitant la thèse du mutisme des sens, Travis se donne justement les moyens de rejeter la possibilité pour l’expérience perceptive d’être considérée de la sorte (Ambroise et Laugier, Reference Ambroise and Laugier2007, p. 33).

Plutôt que de prétendre que, dans la perception, les choses nous sont représentées comme étant telles ou telles — de sorte qu’elles puissent s’avérer non véridiques si elles échouent à représenter convenablement ce à quoi elles se réfèrent —, il s’agirait de considérer que nos sens « nous donnent notre environnement à voir, nous permettent d’en avoir une certaine conscience » (Travis, Reference Travis2014, p. 111). Certes, il arrive tout de même que la perception s’avère égarante, qu’elle m’induise en erreur, « mais alors ce n’est pas la perception qui se trompe, c’est moi » (Ambroise et Laugier, Reference Ambroise and Laugier2007, p. 34)Footnote 14.

La possibilité de l’erreur ne survient qu’à partir du moment où l’on franchit les simples frontières de la perception pour se rapporter à ce que peut signifier ou indiquer ce qui est d’abord présenté de manière non médiatisée. En fait, on ne peut considérer la perception comme trompeuse que si on la prend pour ce qu’elle n’est pas, à savoir un jugement.

Comme le souligne Travis, de fausses attentes peuvent naître « de l’idée erronée que l’on se fait de ce que quelque chose (un air) signifie, [et ce,] bien qu’elles naissent peut-être d’une idée correcte de ce qu’il devrait signifier » (Travis, Reference Travis2014, p. 117). Par exemple, la vision du bâton plongé dans un verre d’eau ne s’avère égarante qu’en tant qu’on prend son apparence pour argent comptant, c’est-à-dire qu’on juge qu’il s’agit là d’un témoignage de l’état réel du bâton. Le fait est toutefois que la plupart des gens, en tant qu’ils sont familiers avec le phénomène de la réfraction, s’abstiendraient de tirer une conclusion sur l’état du bâton sur la seule base de son apparence dans le verre d’eau.

La thèse du mutisme des sens suppose que la « perception ne peut pas présenter les choses autrement qu’elles ne sont » (Travis, Reference Travis2014, p. 113), puisque l’expérience perceptive, en elle-même, ne (re)présente pas les choses comme étant telles ou telles. Cela n’empêche toutefois pas les choses que je perçois d’être parfois égarantes, comme ce serait par exemple le cas si « une église était camouflée avec ruse pour ressembler à une grange » (Austin, Reference Austin2007, p. 111).

Le propos de Travis consiste en fait à mettre l’accent sur la distinction fondamentale entre le conceptuel et le non-conceptuel (Travis, Reference Travis2014, p. 25), distinction qui serait constitutive de la perception en tant qu’elle « est, intrinsèquement, un contact réalisé avec le non-conceptuel » (Travis, Reference Travis2014, p. 54). Cette distinction est au coeur de l’antireprésentationnalisme de Travis qui le mènera, en définitive, à conclure son article en déclarant que la perception, « en un sens crucial, […] n’est pas un phénomène intentionnel » (Travis, Reference Travis2014, p. 152), dans la mesure où l’intentionnalité est justement pour lui « cette sorte de visée du monde qu’est la représentation » (Travis, Reference Travis2014, p. 101).

3. L’objet comme norme de la perception chez Jocelyn Benoist

Produit authentique d’un style philosophique proprement anglo-saxon, l’oeuvre de Charles Travis aura toutefois tiré de sa préface à l’édition française — signée de la main de Jocelyn Benoist — une surdétermination qui allait bientôt lui faire « franchir les frontières de la littérature analytique » (Panero, Reference Panero2016, p. 253). Les remarques introductives de celui qui avouera d’ailleurs avoir été « tiré [par Travis] de [s]on sommeil dogmatique » témoignent en cela de l’influence qu’aura eue un certain réalisme d’inspiration austinienne sur ses convictions — d’abord phénoménologiques —, desquelles il s’éloignera toutefois peu à peu, « aidé » en cela par « la radicalité de [l’]analyse » offerte par Travis (Benoist, Reference Benoist2013, p. 16).

Dans sa foulée, Benoist soutiendra que « la perception, dans un certain usage du mot “perception”, essentiel à l’économie de notre concept ordinaire de perception, n’est purement et simplement pas une intentionalité [sic]Footnote 15 ou quoi que ce soit qui y ressemble » (Benoist, Reference Benoist2013, p. 17 ; je souligne). La perception opérerait toujours, pour ainsi dire, « en deçà de l’intentionalité » (Benoist, Reference Benoist2009, p. 55). Benoist met ainsi l’accent sur l’importance de « clairement distinguer ce qui relève de la représentation et ce qui relève de la chose, entre intentionalité et réalité » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 280), souscrivant par le fait même à la conception d’Austin suivant laquelle « rien [ne serait] plus sûrement fatal que de confondre le sentir et le penser » (Austin [Reference Austin1961, p. 17], traduit par Al-Saleh, Reference Al-Saleh2004, p. 193).

En cela tributaire de la « différence ontologique fondamentale […] entre l’être et le logos » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 280), cette distinction aura marqué les travaux de Benoist, dans lesquels il insiste depuis plusieurs années sur l’importance de discerner la réalité sensible de l’expérience que l’on peut en faire et — par le fait même — sur l’importance de discerner « la perception des descriptions qu’on en fait » (Benoist, Reference Benoist2009, p. 65). Il s’agirait ainsi de délimiter ce qui relève du réel en tant qu’il est ce qu’il est et ce qui relève plutôt du réel en tant qu’il est perçu comme tel (Doyon, Reference Doyon2018, p. 271). En d’autres termes, Benoist cherche à rendre manifeste l’écart catégoriel (Benoist, Reference Benoist2017, p. 280) qui sépare le perçu comme fait et le perçu comme norme (Benoist, Reference Benoist2018, p. 293). Or, comme le souligne Maxime Doyon, « le passage d’une catégorie à l’autre joue un grand rôle dans ses analyses puisque c’est précisément là qu’il situe la possibilité de déterminer le réel, et donc, de lui conférer un sens » (Doyon, Reference Doyon2018, p. 271).

Pour Benoist, il est évident que le concept d’objet constitue la pierre angulaire de ce passage, dans la mesure où il procède de la thématisation des aspects sensibles (Benoist, Reference Benoist2017, p. 282) grâce à laquelle il « peut être reconnu comme “le même” » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 271) et donc acquérir une teneur normative. Le « pôle d’identité » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 277), qui se trouve ainsi institué, constitue précisément cet objet qui n’est en fait « rien d’autre que le concept d’une telle identité » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 271). Autrement dit, dès lors que ce que je perçois trouve sa détermination dans le schème d’objet, « je mets [déjà] […] en oeuvre une norme en ce que j’attribue à ce que je vois une certaine identité » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 270–271). Benoist soutient que c’est par l’entremise de cette « valeur identifiante du concept d’objet » (Benoist, Reference Benoist2013, p. 127) qu’il devient possible de franchir le seuil fondamental (parce qu’ontologique) qui sépare le réel de l’intentionnel.

Dans ses Éléments de philosophie réaliste, Benoist synthétise la nécessité d’articuler cette fréquentation du réel qu’il tient pour constitutive de la perception :

[…] il n’y a pas d’intentionalité sans une certaine forme de cheminement à travers la réalité, et c’est là, dans les transactions effectives que nous effectuons au sein de celle-ci, en tant que transactions normatives, qu’il faut rechercher la figure des différents « contenus intentionnels ». (Benoist, Reference Benoist2011, p. 89–90)

L’insistance de Benoist sur l’irréductibilité d’une telle articulation le place toutefois devant une tension évidente — à laquelle il semble d’ailleurs souscrire — entre, d’une part, le rejet d’une conception intentionnelle de la perception (Benoist, Reference Benoist2009, p. 54 ; 2013, p. 17) et, de l’autre, l’idée suivant laquelle « la syntaxe de la perception [serait] incomplète » en l’absence d’un « véritable objet » qui puisse lui être attribué (Benoist, Reference Benoist2017, p. 273).

Dans Sens et sensibilité, Benoist soutenait d’ailleurs que l’univocité attribuée par Austin à la perception doit être comprise comme une manière d’introduire unecertaine « plasticité intentionnelle » (Benoist, Reference Benoist2009, p. 69) capable de résoudre cette tension : « […] si la perception n’est pas (n’est nullement) en elle-même intentionnelle, elle a cette propriété intrinsèque de se prêter à l’intentionalité, d’être disponible pour des intentionalités, et même, à chaque fois, pour une grande variété d’intentionalités » (Benoist, Reference Benoist2009, p. 66).

Si donc Benoist n’est pas prêt à reconnaître que la perception puisse être, en elle-même, normative (en tant que cette indifférence à toute détermination normée serait justement ce qui fait de la perception ce qu’elle est), il considère tout de même que l’expérience du réel se caractérise par une souplesse intentionnelle lui permettant d’être réinvestie aussitôt par des intentionnalités. L’insistance de Benoist concernerait donc moins un refus de reconnaître le rôle de l’intentionnalité dans notre expérience du monde qu’une volonté de distinction — évidemment analytique — entre la perception elle-même (qui ne saurait être intentionnelle) et ce qui relève de la perception (c’est-à-dire la manière dont cette perception peut importer pour la pensée). Autrement dit, il s’agit avant tout de montrer la nécessité de reconnaître que « la grammaire de la représentation présuppose [unilatéralement] celle de la réalité » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 279–280).

Influencé en cela presque autant par Austin que par Travis, Benoist voit ainsi dans la thèse du mutisme des sens une formule capable de « déstabiliser [le] mythe phénoménologique […] d’un “sens perceptuel” » qui puisse exister « en deçà du dire » (Benoist, Reference Benoist2013, p. 175). Il est vrai que l’une des contributions importantes d’Austin consistait à reconnaître l’existence d’une « expérience primordiale de la perception comme contact » (Benoist, Reference Benoist2005, p. 282).

Or, Benoist tire plutôt de ce constat d’après lequel le réel serait doté d’une « robustesse intrinsèque » (Benoist, Reference Benoist2009, p. 65) ce qu’il considère être une limite de l’idéalisme transcendantal phénoménologique (Benoist, Reference Benoist2005, p. 283). Dans la mesure où « attribuer à la perception un véritable objet signifie précisément faire un pas dans l’espace “conceptuel” » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 273), l’« incantation » phénoménologique consistant à affirmer que toute perception est perception de quelque chose (à savoir d’un objet) ne ferait que « déployer la nature proprement conceptuelle de ce qu’on appelle “perception” » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 271 ; je souligne). Or — et c’est là que réside le fondement de sa critique qu’il attribue en partie à Austin —, « [l]a chose est là, de toute façon, dans la perception, et c’est cet être-là de la chose qui définit la perception, en dehors de toute visée [d’objet] » (Benoist, Reference Benoist2005, p. 282).

Pour Benoist, cette tendance de la phénoménologie à considérer que la perception est toujours dirigée vers un objet ne fait qu’assujettir la perception à une norme qui la surdétermine. Autrement dit, le fait que les phénoménologues souscrivent à une forme (au moins minimale) d’intentionnalité les mènerait à concevoir le réel comme un corrélat de la conscience qui est toujours déjà prêt à être expérimenté comme doté d’une signification, de sorte qu’il doit être considéré comme étant gouverné par des normes (Doyon, Reference Doyon2024, p. 61). La phénoménologie concourrait donc à « aplanir, sinon [à] effacer purement et simplement » la distinction fondamentale entre réalité et intentionnalité (Doyon, Reference Doyon2024, p. 61 ; je traduis).

Face à une philosophie de la perception qu’il considère n’être parfois qu’une « autopsie désespérée du perçu » (Benoist, Reference Benoist2013, p. 205), Benoist envisage le dépassement de la phénoménologie comme une manière de redonner à l’être sensible la place qui lui revient, en cessant de concevoir « l’objet de [la] perception […] comme un simple “objet remplissant” […] une intention qui l’aurait anticipé » (Benoist, Reference Benoist2005, p. 281). Ainsi, aux yeux de Benoist, on ne peut restaurer la place du réel en perception sans entamer celle de l’intentionnalité. Se réclamant ouvertement d’un réalisme d’inspiration austinienne, Benoist en est donc venu à la conclusion que la phénoménologie n’est pas en mesure de faire justice à la distinction fondamentale entre réalité et intentionnalité qui, comme nous l’avons vu, est au coeur de son propos.

Si une telle interprétation a effectivement le mérite de clarifier certains aspects du processus perceptuel, il importe toutefois de s’interroger sur la nature de cette norme objectifiante que Benoist refuse d’accoler en propre à la perception. À cet égard, Doyon remarque que de nombreux indices montrent que Benoist tend à « rattacher le concept d’objet uniquement aux attitudes mentales » (Doyon, Reference Doyon2018, p. 273) sans toutefois l’affirmer explicitement.

Dans L’adresse du réel, il signale non seulement que l’attribution d’un objet à la perception relève d’une incursion dans l’espace conceptuel, mais aussi que cet objet — en tant que « forme logique du perçu » — « peut être l’objet d’autres attitudes mentales » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 273–274). Loin de considérer qu’il s’agit là de l’une des nombreuses manières pour la perception d’instituer un objet, Benoist renchérit en soutenant que « [c]e n’est qu’ainsi qu’une perception peut avoir un “objet” » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 273).

Il se défendra toutefois de recourir à une conception étroite du concept d’objet en prétendant employer la notion d’attitude mentale en « un sens très extensif », de manière à y inclure « tout ce qui est pourvu d’“esprit” » (Benoist, Reference Benoist2018, p. 292). Il semble toutefois que Benoist souscrive à une conception de l’esprit largement aiguillée vers des considérations épistémiques, dans la mesure où il soutenait, dans L’adresse du réel, que « le domaine du conceptuel est entièrement orienté vers la vérité ou du moins vers un remplissement normatif » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 272).

Comme le souligne Doyon, une telle conception — univoque — du concept d’objet a le potentiel de surprendre celles et ceux qui considèrent que la « puissante tentative de penser de façon cohérente la question de l’identité de l’objet de la perception à partir des notions de conscience incarnée et d’intentionnalité motrice » constitue l’une des plus importantes contributions de la phénoménologie post-husserlienne et de la philosophie enactiviste (Doyon, Reference Doyon2018, p. 273 ; Reference Doyon2024, p. 63). Plutôt que d’adhérer à une conception de l’intentionnalité qui soit strictement cognitive ou épistémique, les tenants de telles conceptions ont cherché à « transformer, réformer ou du moins élargir ce concept d’objet », de manière à reconnaître la possibilité pour l’objet de s’instituer autour d’une « identité pratique » qui soit en cela moins concernée par des déterminations cognitives (justification épistémique) que par des dispositions de nature kinesthésique (capacité à guider l’action) (Doyon, Reference Doyon2015, p. 38 ; Reference Doyon2024, p. 62–63 ; je traduis).

Une telle caractérisation aurait déjà été en germe dans Chose et espace de Husserl (Reference Husserl1989) avant qu’elle ne soit assumée de manière systématique par Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception (Doyon, Reference Doyon2024, p. 63–64). Plus récemment, elle a également été défendue par des sympathisants de la théorie enactiviste de la perception tels que Shaun Gallagher, Thomas Fuchs et Alva Noë, pour n’en nommer que quelques-uns (Gallagher, Reference Gallagher2017 ; Fuchs, Reference Fuchs2018 ; Noë, Reference Noë2004).

Pour illustrer cette perspective selon laquelle « l’expérience perceptive concernerait moins la justification épistémique que la capacité de la perception à guider l’action » (Doyon, Reference Doyon2024, p. 67 ; je traduis), Doyon donne notamment l’exemple de l’improvisateur jazz qui expérimenterait la reprise du thème ou de la mélodie comme une occasion propice à une intervention de sa part (Doyon, Reference Doyon2018, p. 273). L’exemple est particulièrement révélateur dans la mesure où l’intervention de l’improvisateur aurait pu être interprétée à tort comme relevant exclusivement d’exigences ou des contraintes théoriques (ce qui pourrait être vrai du musicien débutant), alors que la prise en considération d’aspects pratiques permet indéniablement de mieux rendre compte de la réalité propre à la pratique d’un musicien expérimenté (d’où l’incitation à sentir la musique).

La conclusion de Doyon (à laquelle nous souscrivons) consiste à « reconnaître que la caractérisation traditionnelle d’objet en tant qu’identité réitérable dans le logos n’épuise pas la notion d’objet » et qu’une conception plus large — qui inclurait notamment des aspects pratiques — permettrait de mieux rendre compte de la diversité des manières que nous avons d’interagir avec notre environnement (Doyon, Reference Doyon2018, p. 273).

La critique que Benoist formule à l’endroit de la phénoménologie s’enracine en fait dans les mêmes convictions qui avaient fait dire à Travis que « la perception […] n’est pas un phénomène intentionnel » (Travis, Reference Travis2014, p. 152), à savoir un réalisme se réclamant à de nombreux égards de la philosophie de la perception développée par Austin.

Prenant au sérieux l’affirmation selon laquelle les « sens [seraient] muets » (Austin, Reference Austin2007, p. 89), Travis et Benoist en ont à juste titre déduit que la perception doit être considérée comme non conceptuelle, caractéristique qu’ils ont ensuite tous les deux interprétée comme traduisant une acception non intentionnelle de la perception. Partant de ce constat, Benoist est pour sa part allé jusqu’à conclure que la perception ne saurait être considérée comme un phénomène normatif.

Pour passer ainsi du mutisme des sens au silence des sens, Travis et Benoist ont entrepris d’établir une série de conséquences découlant de la prémisse suivant laquelle les sens seraient muets. Partant du mutisme des sens (« nos sens sont muets » ; Austin, Reference Austin2007, p. 89), ils ont suggéré un rapprochement entre les différents termes d’une suite de concepts qui allait en définitive mener Benoist à la conclusion que la perception ne saurait être considérée comme un phénomène normatif. La suite de concepts découlant de la thèse du mutisme des sens et servant à qualifier la perception est articulée comme suit par Travis et Benoist : puisque les sens sont muets, la perception doit être considérée comme non représentationnelle, donc non conceptuelle, donc non intentionnelle, donc non normative (la dernière conséquence étant propre à Benoist). Le caractère muet attribué par Austin aux sens suppose en effet le rejet des conceptions représentationnalistes de la perception, de sorte qu’il convient d’exclure que la perception puisse être considérée comme un phénomène conceptuel. Toutefois, pour en arriver à conclure, comme le font respectivement Travis et Benoist, que la perception est non intentionnelle et donc non normative, il faut souscrire à l’assimilation qu’ils semblent opérer entre le caractère non conceptuel de la perception et le fait que la perception ne puisse être considérée comme un phénomène normatif. Une telle assimilation ne semble toutefois possible que si l’on souscrit à une conception étroite de la notion de norme.

Certes, le mutisme des sens impliquait à juste titre que certains types de normes doivent être exclues, notamment les normes cognitives (identité de l’objet comme étant tel ou tel) et épistémiques (véracité et fausseté, adéquation et inadéquation, etc.). C’est d’ailleurs sur la base du rejet du rôle de ces normes dans la perception que Travis et Benoist prétendaient pouvoir conclure — trop hâtivement selon nous — que la perception n’est « purement et simplement » (Benoist, Reference Benoist2013, p. 17) pas une activité normative et donc qu’elle n’est (en rien) intentionnelle. Or, bien que la position austinienne entraîne effectivement l’éviction de certaines normes (notamment cognitives et épistémiques) de l’activité perceptive, cela ne signifie pas pour autant qu’Austin ait considéré que la perception est exempte de toute norme.

Il semble en effet que l’idée suivant laquelle aucune norme n’est à l’oeuvre dans la perception repose au moins en partie sur ce qu’il conviendrait peut-être d’appeler le mythe de l’univocité du concept d’objet, consistant à affirmer que l’objet ne peut être objet qu’en tant qu’il est « réitérable comme tel dans le logos » (Doyon, Reference Doyon2018, p. 272). Ce mythe suppose — à tort selon nous — que les normes de nature conceptuelle (en particulier cognitives et épistémiques) soient présentées comme les seules normes pouvant être impliquées dans la constitution intentionnelle d’un objet, de sorte que le refus de reconnaître au langage une influence sur la perception mènerait (comme le prétendent d’ailleurs Travis et Benoist) à la conclusion que la perception ne saurait être considérée, en tant que telle, comme une activité normative.

S’il est vrai qu’Austin a démontré très efficacement — comme nous l’avons vu — l’autonomie de la perception par rapport au langage, le fait d’en déduire, à l’instar de Travis et Benoist, qu’aucune norme n’est à l’oeuvre en perception constitue de toute évidence une radicalisation de la thèse du mutisme des sens.

Il importe tout de même de spécifier qu’Austin ne traite pas directement de la question de la normativité de la perception en lien avec la thèse d’après laquelle nos sens seraient muets. Bien sûr, cela n’exclut en rien la possibilité que cette thèse ait pu avoir des implications normatives. Il est d’ailleurs assez évident qu’elle en a eu, dans la mesure où elle visait à rejeter l’idée que « la perception nous informe sur quelque chose d’autre qu’elle-même » (Austin, Reference Austin2007, p. 89). Le rejet de cette idée s’imposait dans la mesure où elle soulevait à tort la question de la fiabilité de ce que nous apprend la perception, introduisant par le fait même des considérations épistémiques (ma représentation est-elle véridique ou non ?). Il est donc manifeste qu’en se débarrassant de cette conception très répandue, Austin rejetait implicitement l’effectivité des normes cognitives et épistémiques au sein de la perception. Travis et Benoist ont donc tout à fait raison de tirer des conclusions normatives de la thèse du mutisme des sens. Pour Austin, la perception n’est effectivement pas un procédé par lequel le monde nous serait représenté comme tel ou tel. Le rejet de certains types de normes découle directement du fait que « nos sens ne nous disent rien du tout » (Austin, Reference Austin2007, p. 89).

Or, peut-on en conclure, comme le font Travis et Benoist, que la perception n’est pas intentionnelle ? Peut-être, mais pas simplement sur la base du rejet d’un nombre restreint de normes (à savoir cognitives et épistémiques). En effet, si le mutisme des sens permet — comme nous l’avons vu à maintes reprises — d’exclure certains types de normes, il n’en demeure pas moins que d’autres types de normes peuvent avoir un rôle à jouer dans l’expérience perceptive. Affirmer que la perception n’est pas un phénomène intentionnel, c’est supposer qu’absolument aucune norme n’est à l’oeuvre dans la perception, thèse beaucoup plus radicale que ce qu’avançait explicitement ou même implicitement Austin.

Pour se positionner de la sorte, Benoist affirme que la seule façon pour la perception de s’attribuer un objet consiste à édifier un « pôle d’identité » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 277) qui constituerait la norme grâce à laquelle cet objet pourrait être « reconnu comme “le même” » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 271). Une telle conception — dans la mesure où elle rattache « le concept d’objet uniquement aux attitudes mentales que l’on peut avoir à son égard » (Doyon, Reference Doyon2018, p. 273) — implique que la perception d’objet est incompatible avec le fait que « nos sens sont muets » (Austin, Reference Austin2007, p. 89). Corollairement, il s’ensuit que la phénoménologie, en tant qu’elle repose sur l’idée suivant laquelle toute perception suppose une visée d’objet, est elle aussi incompatible avec la thèse du mutisme des sens développée par Austin.

Or, les travaux de Steven Crowell, Sara Heinämaa, Maren Wehrle et Maxime Doyon, entre autres, ont permis de rendre manifeste le fait qu’un grand pan de la phénoménologie (ainsi que de l’enactivisme et du pragmatisme américain) s’est efforcé — dès ses débuts — de penser la question de l’identité de l’objet à partir de dimensions pratiques telles que les notions de conscience incarnée et d’intentionnalité motrice (Crowell, Reference Crowell2013 ; Heinämaa et al., Reference Heinämaa, Hartimo and Hirvonen2022 ; Wehrle, Reference Wehrle2022 ; Doyon, Reference Doyon2024). La perception permettrait donc non seulement de « thématiser l’être comme tel ou tel », mais aussi d’ouvrir « un champ d’actions possibles » qui puisse octroyer une identité au perçu « à l’aune de la pertinence (contextuelle, situationnelle) » des actions ainsi sollicitées (Doyon, Reference Doyon2018, p. 273).

Dès lors que ces dimensions pratiques ne supposent pas la représentation d’un objet de manière conceptuelle, il devient possible de penser le rôle de certaines normes non conceptuelles dans le processus perceptif sans pour autant introduire le registre conceptuel qui avait justement été exclu par la radicalité de la thèse du mutisme des sens d’Austin. Or, peut>-on parler des expériences engageant de telles normes pratiques comme étant des expériences perceptives en bonne et due forme ? Benoist serait-il prêt à reconnaître que les normes d’identité pratique peuvent être incluses dans ce que nous avons l’habitude d’appeler la normativité de la perception ?

D’entrée de jeu, il convient de noter que Benoist offre une définition relativement large de la normativité en la qualifiant de « mètre que j’applique à la réalité » (Benoist, Reference Benoist2017, p. 271–272). Un tel mètre, une fois constitué, fait office de « standard » (Doyon, Reference Doyon2024, p. xiii) en vertu duquel il devient possible d’établir l’adéquation ou l’inadéquation d’une expérience.

À cet égard, Merleau-Ponty évoquait le rôle central que certaines normes sont appelées à jouer dans la perception. Dans un exemple devenu célèbre, il soulignait la nécessaire recherche d’optimalité à laquelle se soumet l’amateur d’art soucieux d’apprécier la peinture avec un « maximum de visibilité » (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1945, p. 348). Par une série d’ajustements de la position de son corps dans l’espace, ce dernier s’efforce d’établir avec le tableau la « distance optimale d’où il demande à être vu, une orientation sous laquelle il donne davantage de lui-même » (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1945, p. 348). Ainsi, la norme d’optimalité place d’entrée de jeu le spectateur dans un rapport perceptuel à l’objet constitué par l’« attitude optima » (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1945, p. 349), et ce, sans que cet objet soit nécessairement thématisé de manière conceptuelle. Merleau-Ponty explique :

Si je rapproche de moi l’objet ou si je le fais tourner dans mes doigts pour « le voir mieux », c’est que chaque attitude de mon corps est d’emblée pour moi puissance d’un certain spectacle, que chaque spectacle est pour moi ce qu’il est dans une certaine situation kinesthésique, qu’en d’autres termes mon corps est en permanence mis en station devant les choses pour les percevoir et inversement les apparences toujours enveloppées pour moi dans une certaine attitude corporelle. (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1945, p. 349)

Ainsi, les normes pratiques impliquées dans la perception — entre autres les normes d’optimalité — établissent une identité pratique grâce à laquelle l’objet est appelé à se constituer, sans que soit pour cela mobilisée une thématisation conceptuelle de ses aspects sensibles.

Avant même que l’agent ne puisse en dire quelque chose, l’objet s’inscrit déjà dans un rapport perceptuel de nature normative avec lui. Ce rapport ne s’édifie pas sur la base d’une thématisation conceptuelle des aspects sensibles de l’objet, mais sur la base d’une invitation à agir d’une certaine façon. En vertu de telles normes, l’objet apparaît donc moins comme une occasion d’être thématisé comme étant tel ou tel que comme une incitation à entreprendre des ajustements kinesthésiques afin de mieux percevoir. Comme l’affirme Doyon : « si, en tant que pôle d’identité, l’objet se laisse appréhender comme tel [comme un objet] tout autant par les actions qu’il rend possibles que par les énoncés et les pensées qu’il permet, alors l’objet de la perception serait normatif dans un autre sens que celui envisagé par Benoist » (Doyon, Reference Doyon2018, p. 274). C’est justement cette autre manière de concevoir la normativité de la perception qui permet de penser sa compatibilité avec la thèse austinienne du mutisme des sens.

Benoist reconnaîtra la pertinence d’inclure l’action dans la catégorie des attitudes mentales auxquelles se rattache le concept d’objet (Doyon, Reference Doyon2018, p. 273), allant même jusqu’à avancer que l’action « en constitue le paradigme » dans la mesure où, « en tant qu’êtres pourvus d’esprit, nous sommes d’abord des agents » (Benoist, Reference Benoist2018, p. 292). Toutefois, il formulera des réserves à cet égard en affirmant douter que « le concept d’“action” soit le plus pertinent pour décrire toutes ces choses » qui se passent dans le processus perceptif (Benoist, Reference Benoist2018, p. 293). Pour Benoist, l’« usage immodéré [du concept d’action aurait] tendance à réintentionaliser ce qui, précisément, n’est pas intentionnel », alors même qu’il s’efforçait de préserver la distinction entre « entre intentionalité et réalité » (Benoist, Reference Benoist2018, p. 293).

Si nous nous accordons avec Benoist sur l’importance de préserver une distinction entre le réel comme fait et les attitudes mentales qui peuvent s’y rapporter, il semble toutefois que la notion d’intentionnalité pratique nous force à ménager un espace normatif intermédiaire qui permette de penser le concept d’objet sans pour autant faire intervenir le registre conceptuel. S’il faut certes se garder de « réintentionaliser ce qui, précisément, n’est pas intentionnel », il faut tout autant s’abstenir de désintentionnaliser ce qui l’est. C’est peut-être d’ailleurs dans cet espace normatif préconceptuel qu’il faut chercher la distinction entre le réel et la perception du réel.

Conclusion

Dans la mesure où la normativité à l’oeuvre dans ces dimensions pratiques ne suppose pas la représentation d’un objet comme étant tel ou tel, sa compatibilité avec la thèse du mutisme des sens est préservée. Là où Benoist percevait dans l’intentionnalisme faible de la perception défendu par Merleau-Ponty comme une manière d’envisager « un au-delà de toute phénoménologie » (Benoist, Reference Benoist2013, p. 13), il est peut-être plus porteur d’y apprécier un raffinement des analyses phénoménologiques qui ait pour vertu d’élargir le concept d’objet et de reconnaître, par le fait même, la diversité des manières que nous avons d’interagir avec notre environnement.

La thèse du silence des sens développée par Travis et reprise par Benoist, suivant laquelle la perception n’est pas intentionnelle, consiste donc en une radicalisation de la thèse du mutisme des sens puisqu’elle repose en grande partie sur une généralisation des conclusions que suppose la seconde au profit de la première. Austin avait pourtant cherché à mettre en garde les philosophes contre ce genre de généralisation qui, sur la base d’un nombre restreint d’observations, étend les conclusions en abolissant par le fait même des distinctions pourtant constitutives de la richesse des phénomènes étudiés.

Si les analyses de Travis et Benoist sont fécondes à de nombreux égards, il semble toutefois qu’elles doivent être nuancées si l’on souhaite être fidèle aux véritables ambitions d’Austin. En effet, force est de constater que la thèse du mutisme des sens est compatible avec certaines normes, notamment celles impliquées dans les dimensions pratiques de l’intentionnalité. Soutenir que nos sens sont muets ne nous empêche pas de considérer la perception comme un phénomène éminemment normatif.

En plus de restituer la compatibilité de la thèse austinienne du mutisme des sens avec une conception normative de la perception, notre analyse nous aura permis de dévoiler les répercussions non négligeables que peut avoir une acception univoque du concept d’objet, trop souvent présentée comme une évidence.

Conflits d’intérêts

L’auteur n’en déclare aucun

Footnotes

1 Je choisis de baptiser cette thèse de la sorte par opposition à la thèse du silence des sens qui est attribuée à Austin par Charles Travis dans son article éponyme « The Silence of the Senses » (2004), traduit en français par « Le silence des sens ». La thèse du silence des sens n’est toutefois pas, à proprement parler, de J. L. Austin qui se contente pour sa part de parler du caractère « muet » (dumb) de la perception. Nous y reviendrons. Cf. Travis (2004 ; Reference Travis2014).

2 « our senses are dumb […] our senses do not tell us anything, true or false » (Austin, Reference Austin1962, p. 11).

3 La traduction proposée est de Christophe Al-Saleh (Reference Al-Saleh2004, p. 193). Elle consiste en une version légèrement modifiée de la traduction présentée par Lou Aubert et Anne-Lise Hacker (Austin, Reference Austin1994, p. 70-71).

4 « nos sens sont muets […] [dans la mesure où ils] ne nous disent rien du tout, ni de vrai ni de faux » (Austin, Reference Austin2007, p. 89).

5 Loin d’être péjorative, cette expression chère à Austin cherche avant tout à mettre l’accent sur le contraste entre l’usage ordinaire du langage et l’usage (trop) technique qu’en font « les philosophes ». Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’Austin laisse sous-entendre qu’il s’identifie plus volontiers à la catégorie des hommes de la rue qu’à celle des philosophes, comme en témoigne par exemple cet extrait : « Or dans ce passage l’auteur [A. J. Ayer] a marqué un certain contraste entre ce que nous (ou l’homme de la rue) croyons (ou croit) et ce que les philosophes ou au moins la plupart d’entre eux croient ou sont “prêts à admettre” » (Austin, Reference Austin2007, p. 84).

6 Pour un exposé plus complet de la critique d’Austin, voir Pascal-Olivier Dumas-Dubreuil (Reference Dumas-Dubreuil2023, p. 55-59).

7 C’est le philosophe Avi Sagi qui proposa l’appellation « seconde naïveté » à Hilary Putnam pour désigner le réalisme renouvelé en faveur duquel il militait (Putnam, Reference Putnam1999, p. 14-15).

8 Traduction privilégiée dans Ambroise et Laugier (Reference Ambroise and Laugier2007, p. 27).

9 À cet égard, Travis souligne que « [l]a notion de bonne foi, en philosophie, a (seulement) commencé à se parfaire au tournant du dernier siècle » (Travis, Reference Travis2014, p. 20).

10 Le choix de traduire « face value » par « valeur faciale » peut sembler curieux. Je m’en remets toutefois aux traducteurs Bruno Ambroise, Valérie Aucouturier et Layla Raïd, qui ont voulu exploiter la portée double de la métaphore de la pièce de monnaie. Ces derniers traduisent « face value » par « valeur faciale » (faisant ainsi référence au visage représenté en bas-relief sur l’un des côtés de la pièce), et « at face value » par l’expression « prendre pour argent comptant » (Travis, Reference Travis2014, p. 17).

11 Il est toutefois important de noter que cette exigence n’exclut pas la possibilité de l’erreur puisque McDowell reconnaît la possibilité de l’indiscernabilité subjective entre, par exemple, une perception véridique et une hallucination. Cette possibilité constitue d’ailleurs le point de départ de sa théorie disjonctive de l’expérience.

12 Pour des raisons de concision, je m’abstiens de restituer de manière exhaustive toutes les notions d’apparence étudiées par Travis. Pour son traitement d’une notion hybride d’apparence, se référer à Travis (Reference Travis2014, p. 134-137).

13 Pour une traduction de l’argument des airs (argument from looks) sous forme de syllogisme, se référer à Wilson (Reference Wilson2018, p. 206).

14 Comme le fait remarquer Travis, Austin et Descartes sont des alliés sur ce point précis, et ce, malgré tout ce qui les sépare (notamment en ce qui concerne l’introduction par Descartes de la théorie représentationnelle) : « […] par l’entendement seul je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier. Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu’il ne se trouve jamais en lui aucune erreur […]. » Cf. Descartes, « Méditation quatrième », Les méditations métaphysiques, Paris, Gallimard. coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1937 [1647], p. 304, dans Travis (Reference Travis2014, p. 111-112).

15 Benoist préfère la graphie « intentionalité » (avec un seul « n ») à la graphie « intentionnalité » (avec deux « n ») pourtant plus répandue dans la littérature philosophique en français. Il se conforme ainsi aux recommandations de l’Académie française qui prescrit d’une part l’emploi de la graphie « intentionalité » (avec un seul « n »), tout en prônant de l’autre l’usage de « intentionnel, intentionnelle » (avec deux « n »). À des fins de cohérence, j’ai pour ma part choisi de privilégier la graphie « intentionnel, intentionnelle, intentionnalité » (avec deux « n » pour l’ensemble des cas de figure), à l’exception des citations tirées des ouvrages de Benoist. Il est à noter que la graphie que j’ai choisi d’employer est également privilégiée par de nombreux dictionnaires ainsi que par celui qui, à mon sens, fait figure d’autorité en la matière, à savoir Maurice Merleau-Ponty.

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