Dans son article majeur intitulé « Situated Knowledge: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » (1988), la philosophe des sciences Donna J.Haraway introduit pour la première fois le concept de « savoirs situés ». Elle y pose les fondements d’une épistémologie féministe qui aborde la science comme une forme de narration (Haraway, Reference Haraway2016 ; Reference Haraway2019 ; Wiame, Reference Wiame2018) régie par des règles et visant à atteindre la vérité. L’idée de vérité ne correspond pas ici à la réalité en soi, mais bien à une réalité produite par les pratiques matérielles humaines, qui s’inscrivent à leur tour dans des systèmes sociaux et politiques, structurés notamment par les rapports de genre, de race et de classe. Bien qu’ils soient liés à des processus humains de production, les faits ne sont pas faux pour autant : les construits sociaux ne sont pas moins réels que ce qui, censément, y échappe (Hacking, Reference Hacking1999). Par ailleurs, les faits conservent une certaine autonomie ontologique. En tant que pratique, la science élabore ses concepts et leur portée normative à travers des interactions avec le monde matériel, voire, plus largement, avec le non-humain. Ce dernier ne saurait être réduit aux seules structures sociales, que ce soit d’un point de vue épistémologique ou ontologique (Janack, Reference Janack2004 ; Puig de la Bellacasa, Reference Puig de la Bellacasa2014).
La question qui nous intéresse dans cet article est celle du sujet des savoirs situésFootnote 1 . Notre réflexion se veut un effort visant à en tracer certains contours. Malgré la riche postérité et l’incontestable influence de l’approche des savoirs situés, on ne fait généralement référence qu’à certaines de ses thèses et implications sans tâcher d’en apercevoir l’unité théorique et méthodologiqueFootnote 2 . Ainsi, chez Haraway comme chez ses successeur·es, la question du sujet, plutôt que d’être abordée en elle-même, se profile davantage à travers certains thèmes comme la response-abilité (response-ability) (Baan Hofman, Reference Baan Hofman2023 ; Bozalek et Zembylas, Reference Bozalek and Zembylas2023 ; Haraway, Reference Haraway2008b ; Reference Haraway2012 ; Juelskjær etal., Reference Juelskjær, Plauborg and Adrian2021), la vision (Haraway, Reference Haraway1988 ; Reference Haraway1989) ou encore la diffraction (Barad, Reference Barad2007 ; Haraway, Reference Haraway1997a). Ces thèmes ont en commun le fait d’évoquer le type de lien qui relie inévitablement un sujet à son objet d’intérêt. Au lieu de résulter d’un processus d’élimination des éléments contingents, ce lien est façonné à même les particularités locales et globales qui lui sont propres (Haraway, Reference Haraway2008a). L’exercice du sujet qui étudie un objet correspond à une sorte d’engagement pratique : ce qui participe de la relation en question, ce sont aussi les gestes, les ressources et les moyens déployés intentionnellement par le sujet en vue d’atteindre son objet. Cette idée du lien implique donc paradoxalement que, pour entrer en contact, le sujet doit toujours procéder de manière médiée, en s’engageant activement dans des pratiques de connaissance (Code, Reference Code2006d ; Haraway, Reference Haraway1988).
Nous proposons ici d’éclairer le rôle central de cette idée dans la théorie des savoirs situés telle que posée initialement par Haraway (Reference Haraway1991) et mobilisée par la suite par Lorraine Code (Reference Code2006c). Pour ce faire, nous utiliserons une tension, qui concerne la manière générale dont le sujet individuel du savoir est considéré dans les épistémologies féministes. L’émergence même de ce champ philosophique est due à des revendications profondément politiques, ancrées notamment dans une critique en règle du concept de l’individu autonome et du sujet rationnel (Anderson, Reference Anderson2020 ; Longino, Reference Longino2017). La question de l’agentivité épistémique collective est donc d’une importance primordiale pour les épistémologues féministes de toutes provenances (Grasswick, Reference Grasswick2018). L’accent, alors mis sur la connaissance située (Grasswick, Reference Grasswick2018), amène ces théoriciennes à examiner l’émergence de la connaissance dans des contextes historiques, politiques et culturels particuliers plutôt qu’à fournir des analyses abstraites des conditions généralisables d’acquisition de la connaissance.
Bien souvent, le discours épistémologique qui traite des individus le fait en présupposant un individualisme méthodologique. En effet, la formule classique « S sait que p » vise à identifier les conditions permettant d’affirmer qu’un individu (S) possède une connaissance (p). On pourrait alors expliquer le phénomène de la connaissance en se concentrant principalement sur l’étude de la perspective et des facultés de l’individu (Bandini, Reference Bandini2023 ; Code, Reference Code1993). Cette façon de considérer les états mentaux et les propriétés épistémiques des individus comme seuls paramètres réels du phénomène de la connaissance est précisément ce qui attise la méfiance de plusieurs épistémologues féministes (tout comme celle des tenant·es de l’épistémologie sociale plus globalement), pour qui les agent·es épistémiques et sociaux·ales sont toujours constitué·es par la contingence de leur monde (Longino, Reference Longino2017). En ce sens, les épistémologies fondées sur une approche individualiste sont elles aussi articulées autour de valeurs bien précises et foncièrement politiques, bien qu’elles ne l’assument pas volontiers. Ainsi, étant donné leur prévalence, on peut comprendre qu’un effort critique féministe soit déployé dans la direction du collectif davantage que dans celle des individusFootnote 3 . Or, ce n’est pas parce que les individus existent qu’on doit en faire soit un fondement, soit une menace. Nous soutenons que l’épistémologie des savoirs situés offre une approche féministe qui permet aussi de mettre en lumière la dimension individuelle du sujet de la connaissance.
À l’instar des philosophes féministes Haraway et Code qui argumentent chacune à leur façon pour une épistémologie des savoirs situésFootnote 4 , nous réfléchissons ici à la forme que pourrait— et devrait— prendre la relation entre un sujet et la figure qui fait l’objet de son intérêt scientifique. Cette relation doit être conçue de manière éminemment politique et collective, tout en évitant l’écueil d’une certaine critique anti-individualiste qui, ultimement, finit par évacuer les agentivités personnelles. Les savoirs situés représentent une avenue particulièrement fertile pour concevoir cette rencontre, et ainsi fournir des critères de responsabilité épistémique individuelle permettant d’orienter les sujets individuels du savoir dans leurs enquêtes. Enfin, dans l’esprit pragmatiste de l’épistémologie des savoirs situés, nous nous intéresserons plus à ce que le sujet fait qu’à ce qu’il est.
1. La critique idéologique et ses propres biais
La question de l’individu abordée par les épistémologies féministes est bien souvent synonyme de déconstruction de l’idéal du sujet rationnel (Code, Reference Code2006a). Épistémique ou moral, l’agent en question est un individu abstrait et désincarné, extrait de ses conditions matérielles d’existence, réputées strictement contingentes (Longino, Reference Longino2017). Le terme « god-trick »Footnote 5 , initialement proposé par Donna Haraway (Haraway, Reference Haraway1988 ; Reference Haraway2004a), renvoie à cette conception traditionnelle du sujet et illustre, non sans une certaine ironie, la manière dont cette posture impossible, bien qu’adoptée depuis des siècles, prétend voir tout à partir de nulle part, à la manière de Dieu. En se détachant supposément des conditions liées au fait d’exister physiquement et socialement, le sujet rationnel disqualifie précisément le monde concret et matériel en tant que partie intégrante du processus épistémique, le considérant comme un élément au mieux facultatif, au pire contrevenant à la possibilité même de l’objectivité. Or, les pratiques épistémiques sont le produit d’êtres finis et, à ce titre, relèvent du monde matériel comme toute autre réalité (Kukla, Reference Kukla2021 ; Reference Kukla2025). Si elle ne résiste pas à l’analyse (Lloyd, Reference Lloyd1995), la posture désincarnée du « god-trick » demeure adoptée par défaut et continue de faire autorité. Les féministes ont contesté l’idée d’une figure prétendument autonome et rationnelle, la jugeant ontologiquement insoutenable, car nul ne peut exister ou percevoir hors du monde. Elles ont critiqué cette posture soi-disant neutre et universelle, révélant qu’elle n’est qu’une construction imaginaire, façonnée par des contingences matérielles et historiques précises. Cette illusion a été portée par une élite ayant le luxe de se croire détachée de son corps, de son histoire et des relations qui, inévitablement, ancrent toute existence dans un lieu et un réseau d’interconnexions aussi bien physiques que sociales (Harding, Reference Harding2004). Ces théoriciennes ont aussi massivement contribué à l’étude de la nature oppressive d’un tel sujet, ainsi que de sa triste contribution au fondement d’un ethos sociétal intrinsèquement défaillantFootnote 6 .
Un grossier contresens saute ici aux yeux : comment une telle posture fictive peut-elle avoir été érigée en référence ultime, en figure de crédibilité par excellence ? Une part de la réponse relève plus du politique que du philosophique à proprement parler. Des auteur·rices comme Phyllis Rooney (Reference Rooney2011) et Quill R.Kukla (Reference Kukla2021) soutiennent ce point d’une manière particulièrement limpide en éclairant, chacun·e à leur façon, la manière dont le rejet des épistémologies féministes n’a à peu près rien à voir avec une démarche intellectuelle et serait plutôt attribuable à une réaction idéologique. Selon ces dernier·ères, la critique en règle formulée par les épistémologues féministes ne fait l’objet que de très peu de considération philosophique de la part des épistémologues orthodoxes qui la rejettent. Le désaccord que formulent bien souvent ces derniers à l’égard des thèses féministes est rarement un verdict issu d’un examen attentif des arguments et de leurs structures— méthode se voulant pourtant l’apanage de la discipline philosophique. Un argumentaire étoffé, aussi sophistiqué soit-il, n’a pas de prise dans un échange qui n’en est pas un. Comme l’avance Kukla, on assiste ici à une dynamique dont le moteur est « la peur, non la tension intellectuelle » (Kukla, Reference Kukla2021, p.37 ; nous traduisons). Il semblerait alors que la catégorie traditionnelle de sujet ait entre autres persisté en vertu d’un parti pris politique réactionnaire. Une manière de « militer » pour les catégories épistémologiques traditionnelles consiste à prendre bien soin de ne pas s’engager philosophiquement avec les arguments mis de l’avant par les courants philosophiques critiques, notamment féministes et postcoloniaux, sous prétexte que leurs motifs seraient idéologiques, commandés par des revendications politiques plutôt que scientifiques et neutres (Bandini, Reference Bandini2023 ; Engel, Reference Engel1996 ; Haack, Reference Haack1993 ; Richards, Reference Richards1995). Or, en reprochant aux épistémologies féministes de s’ancrer dans des visées idéologiques, il semblerait que leurs détracteurs projettent sur elles leurs propres biais. Elisabeth A.Lloyd (Reference Lloyd1995) avance une thèse connexe selon laquelle l’évaluation des épistémologies féministes par les traditions épistémologiques dominantes est marquée par un double standard. Elle observe que ces critiques reposent sur une vision caricaturale de l’objectivité, réduite à une neutralité absolue définie comme l’absence d’idéologies, d’intérêts personnels ou d’idiosyncrasies. Bien que cette conception soit largement discréditée au sein de l’ensemble des courants épistémologiques, elle persiste comme une norme implicite, invoquée pour disqualifier les épistémologies féministes, lesquelles revendiquent explicitement une orientation politique. Ce recours stratégique révèle une incohérence fondamentale : les épistémologues contemporains reconnaissent eux-mêmes l’inanité de cette définition parodique dans leurs propres travaux, tout en l’utilisant comme étalon pour délégitimer les épistémologies féministes en les accusant d’avoir des visées politiques.
En éclairant cette situation, nous souhaitons démontrer que le contraste entre les épistémologies canoniques et les épistémologies féministes ne correspond pas véritablement à celui que dicte le sens commun, soit rationalité versus politique. Nous voulons mettre en évidence que toute approche épistémologique est guidée par des intérêts, notamment de nature politique, qui orientent les attitudes et les objectifs épistémiques à privilégier (Kukla, Reference Kukla2025). La posture d’innocence qui se cache sous le terme de neutralité n’est pas possible ; l’immunité est un fantasme radicalement situé. Code évoque la nécessité d’étrangéiser (« make strange ») (Code, Reference Code2006c, p.142) ces catégories qui ne tiennent pas la route, en intégrant une critique déconstructive à leur égard et en déprogrammant ainsi son esprit à les prendre instinctivement comme point de départ. L’idée du sujet abstrait ne doit plus systématiquement faire sens.
2. Ontologie politique
Une autre façon politique d’examiner le contresens que représente la prépondérance de la catégorie impossible de sujet rationnel consiste à observer un paradoxe : celui des conséquences extrêmement tangibles d’une telle figure imaginaire. On doit en effet composer avec les manifestations douloureusement physiques, pratiques et matérielles du sujet rationnel fictif. Sur ce point, les réflexions des épistémologues Code et Haraway se rejoignent. Les deux autrices développent effectivement une réflexion ontologique sur la question et posent le problème dans les termes du factuel et de l’artefactuel (Code, Reference Code2006c ; Haraway, Reference Haraway2004c). Malgré l’opposition apparente, il s’agit bien là de deux caractéristiques du monde qui se côtoient simultanément. Haraway et Code jouent avec ces présumés contraires. Les faits offriraient une fixité, une constance, seraient incontestables et non sujets à interprétation. Les artefacts, quant à eux, correspondraient plutôt à des objets résultant de l’action humaine, artificielle, de la pure manifestation contingente du social. Le monde, comme « donné » factuel, est artefactuellement produit. Il n’y a ainsi pas de différence qualitative entre le fait et l’artefact, puisque ce sont deux états du même objet. Les catégories abstraites forgent le monde, pas seulement la pensée. Elles ne sont pas uniquement actualisées par les réflexions, mais aussi par les faits et gestes bien concrets, les principes et les pratiques matériels. Ainsi, même articulée autour du « god-trick » qui, par définition, consiste en une manoeuvre désincarnée et impossible, la figure du sujet rationnel a tout de même façonné en bonne partie la réalité. Par exemple, Code évoque le cas de « l’enfant normal » des théories développementales piagétiennes. Elle estime que les principes de l’orthodoxie épistémologique imprègnent cette psychologie du développement traditionnelle, révélant à la fois leur influence normative et leurs limites. Les piagétien·nes décrivent effectivement les stades de développement, que tous les enfants auraient censément en commun, comme des étapes menant à la maturité rationnelle, caractérisée par des structures cognitives et morales universelles. Ainsi, « l’enfant normal », qui est à la fois « tous les enfants et aucun enfant en particulier » (Code, Reference Code2006a, p.131), correspondrait à un modèle complètement désincarné, mais qui exerce une influence immense sur la réalité, notamment en faisant office de fondement pour les pratiques disciplinaires développementales que les parents appliquent. Par conséquent, l’enfant dans son environnement familial est observé selon la grille des multiples modalités de la maîtrise et de l’idéal d’autonomie. L’idée de « l’enfant normal » revêt alors une fonction régulatrice en générant des angoisses aiguës, une surveillance constante de la part des parents et une série de mesures compensatoires lorsqu’un enfant semble ne pas correspondre à ce concept. Cet exemple illustre la manière dont la frontière entre ce qui est factuel et artefactuel est brouillée, car une réalité matérielle est engendrée à partir de ces catégories fétichisées. Lorsqu’on observe un enfant qui fait preuve d’attributs et de relations avec son environnement conformes au standard de « l’enfant normal », il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’un enfant factuel, de comportements factuels, observables, mesurables. Or, force est d’admettre que cet enfant est aussi un artefact, forgé par les paramètres expérimentaux des théories du développement piagétiennes et des programmes éducatifs qui en résultent. Autrement dit, il s’agit d’un imaginaire performé, matérialisé. Les catégories, même si elles ne tiennent pas la route, ont un caractère fortement normatif. Une question délicate se pose alors : dans quelle mesure la figure du sujet universel peut ou non en arriver à s’incarner, considérant à la fois son caractère fictif et sa reproduction matérielle ? Le « god-trick » ici consiste peut-être dans le fait qu’en réalité, rien ne peut matériellement correspondre à l’individu rationnel et autonome, ou encore à l’enfant normal : ces figures se matérialisent exclusivement de manière négative, généralement par la dévaluation systématique de ce qui échoue à s’y conformer.
Haraway, pour sa part, utilise l’expression de « fiction réelle » (Haraway, Reference Haraway1988) et joue sur cet oxymore afin de signifier que la réalité que nous connaissons est tout à fait contingente. Le terme « fiction » désigne notamment pour l’autrice un ensemble d’abstractions, dont le sujet rationnel fait assurément partie. C’est une fiction terriblement néfaste, considérant ses impacts variés sur les expériences vécues et les existences d’une infinité d’entités, humaines ou non, mais une fiction malgré tout. Il n’existe pas de frontière claire entre ce qui est naturel et ce qui est construit (Haraway, Reference Haraway2004c). La différence entre la réalité et la fiction est une illusion d’optique, un artifice. Haraway estime effectivement que nous nous trouvons dans l’« utérus d’un monstre enceinte » (Haraway, Reference Haraway2004c, p.63 ; nous traduisons), métaphore colorée signifiant que tout est nécessairement issu d’un monde constitué de structures « monstrueuses », c’est-à-dire que les expériences et les corps sont irréductiblement, historiquement construits par des pratiques et des narratifs ancrés dans des prémisses désincarnées. Tout ce qui naît est issu d’un système, le monstre à l’extérieur duquel nous n’existons pas. Malgré leur impossibilité ontologique, ces prémisses engendrent des conséquences absolument concrètes et fatales.
Haraway réfléchit beaucoup à la fiction par le biais de sa figure du cyborg (Haraway, Reference Haraway1991). Il s’agit là effectivement d’une image forte, celle de la créature des univers de science-fiction par excellence, mi-robot, mi-humaine. Le cyborg est le sujet qui navigue dans la réalité concrète des catégories fantaisistes pourtant instituées. Il est à la fois a priori et normatif : il est issu de cette réalité, et tente ainsi d’agir en conséquence. C’est pourquoi le concept de cyborg détient aussi un caractère profondément spéculatif : en apprenant à voir (Haraway, Reference Haraway1988) autrement, on parvient à faire émerger des modes d’existence qui, en faisant surface, permettent de dégager des possibles dans un monde qui demeure toujours largement caractérisé par des structures d’oppression. En ce sens, les féministes cyborgs doivent insister sur une meilleure définition du monde ; il ne suffit pas de pointer une contingence historique radicale et des modes de construction pour tout (Haraway, Reference Haraway1988). En plus de fournir un cadre permettant de réfléchir à l’ontologie et à nos réalités corporelles douloureusement ancrées dans une variété de dynamiques d’oppression, le cyborg propose une possibilité de mouvement. Ainsi, le cyborg, s’il se conçoit foncièrement comme le produit de la réalité-fiction du monde, est aussi celui qui part en éclaireur à la recherche de connexions fertiles dans un ensemble structurel qui semble insurmontableFootnote 7 . « Il se méfie d’un holisme réducteur, mais a un besoin vital de connexions et d’affinités politiques » (Haraway, Reference Haraway2004a, p.9–10 ; nous traduisons). Le cyborg est profondément lucide; il sait très bien que la sortie totale des structures est impossible. Sa critique du sujet rationnel est ferme ; alors pourquoi s’octroyer ce passe-droit ? En mobilisant cette figure, Haraway avance qu’on doit pouvoir observer à quel point le monde est façonné par l’oppression, mais qu’on doit aussi se consacrer à la recherche active d’autres mondes possibles qui existent déjà dans les expériences, sans viser une sortie du monde— une aspiration essentiellement désincarnée. Haraway met de l’avant une possibilité non pas de dissociation totale, mais d’infidélité :
Le principal problème des cyborgs, bien sûr, est qu’ils sont la progéniture illégitime du militarisme et du capitalisme patriarcal, sans parler du socialisme d’État. Mais les enfants illégitimes sont souvent extrêmement infidèles à leurs origines. Leurs pères sont, après tout, inessentiels. (Haraway, Reference Haraway2004a, p.10 ; nous traduisons)
La figure du cyborg permet selon nous d’aborder la question du sujet individuel en épistémologie des savoirs situés, puisqu’il s’agit entre autres d’une métaphore pour l’évoquer. Le thème est délicat : comment approcher le sujet et/ou l’individu ? Comment consacrer de l’énergie à son analyse pour le penser positivement et de manière constructive, alors qu’il tend historiquement à s’ériger en détenteur de la raison et de l’autonomie ? À la suite du portrait partiel que nous avons brossé de certaines critiques qu’adressent les féministes aux épistémologies orthodoxes, la posture anti-individualiste apparaît pleinement justifiée. Le rejet catégorique de la pleine autonomie individuelle conçue comme un telos, du soi maître de lui-même et du sujet rationnel désincarné représente un point de non-retour politique et théorique. On comprend alors l’effort déployé pour déplacer le regard analytique épistémologique de l’individu vers le collectif.
3. Pour un anti-anti-individualisme
La tension entre les structures qui existent à l’échelle collective et les individus est un axe de débats au sein même des épistémologies féministes. La discussion prend forme à l’intérieur d’un consensus concernant l’importance de l’explication politique et sociale des phénomènes et des objets : il s’agit, en quelque sorte, de déterminer la place que prend une telle explication, ce qui implique une étude de la relation que les individus entretiennent nécessairement avec les structures et systèmes politiques et sociaux (Anderson, Reference Anderson2012 ; Antony, Reference Antony2022 ; Christman, Reference Christman2012 ; Haslanger, Reference Haslanger2016). Un exemple d’argumentaire féministe employé pour dissoudre la tension entre une posture plus holiste et une posture, pour ainsi dire, plus individualiste est celui que développe Alex Madva dans son article intitulé « APlea for Anti-Anti-Individualism: How Oversimple Psychology Misleads Social Policy » (2016). Madva fait référence à certaines philosophes féministes telles que Sally Haslanger et Elizabeth Anderson comme étant ce qu’il nomme des « prioritaristes structurelles » en ce qu’elles accordent une préséance aux changements structurels par rapport aux changements individuels. L’auteur précise qu’il ne défend en aucun cas l’individualisme politique ou méthodologique sous quelque forme que ce soit et souligne l’apport fondamental de ces théoriciennes à l’élucidation des mécanismes par lesquels les inégalités systémiques se manifestent et se perpétuent, d’une manière qui ne dépend pas de la bonne ou de la mauvaise volonté des individus. Bien qu’il reconnaisse la nécessité impérieuse d’interventions structurelles majeures, il estime qu’il est inadéquat de prioriser les changements structurels par rapport aux changements individuels. Madva soutient ainsi l’importance de conserver une attitude épistémique qui ne dichotomise pas les concepts de structure (à comprendre au sens d’une coordination sociale systémique) et d’individu. Cela rejoint notre conception du sujet des savoirs situés comme non seulement éminemment collectif et profondément historique et politique, mais détenant simultanément une dimension, pour ainsi dire, « psychologique » influente. Ainsi, la perspective ne correspond pas uniquement à une position structurelle ou systémique. Le sujet épistémique que nous cherchons à cerner, bien qu’inévitablement façonné par le collectif, ne se résume pas aux structures qui l’ont forgé. L’échelle individuelle et les caractéristiques qui lui sont propres demeurent, au-delà des critiques du sujet rationnel, une sphère épistémologique qu’il est nécessaire de considérer en elle-même dans une perspective féministe. Nous explorerons aussi plus en profondeur les raisons pour lesquelles, dans une optique méthodologique et de faisabilité des savoirs situés, il importe de réfléchir à la nature ontologique du sujet épistémique et à la relation qu’il entretient nécessairement avec l’objet qui est la cible de son intérêt. Procédons, dès lors, à une restitution sommaire des éléments de l’argumentaire de Madva pour un anti-anti-individualisme qui éclairent et soutiennent notre propre réflexion.
Madva critique l’approche du « prioritarisme structurel » qui dérive souvent et trop rapidement de la critique de l’individualisme. Selon lui, il convient d’admettre que les impacts structurels n’ont pas à être conçus comme plus importants que le rôle des agent·es. Il s’agirait d’une approche qui établit souvent implicitement une corrélation entre l’individu et sa posture sociale au sein de la structure, ignorant en quelque sorte l’individuation comme processus et résultat complexes, et portant son attention sur la posture sociale comme objet d’explication. Ce type d’anti-individualisme en viendrait à nier une complexité qu’il est nécessaire de considérer si l’on veut réfléchir au changement social, car les changements individuels sont indispensables aux changements structurels. En d’autres termes, Madva soulève l’absurdité d’une conception dichotomique entre structures et individus comme cibles d’une action qui vise le changement. Il estime effectivement qu’évaluer la valeur et l’impact des approches de portée plus individuelle en les comparant avec les approches à vocation sociale est stérile. C’est un réflexe qui sous-entend en quelque sorte que le geste n’engage que l’une ou l’autre des sphères, exclusivement. Or, mettre l’accent sur le changement structurel n’implique pas d’insister moins sur les changements individuels. Aux yeux de Madva, le fait de se questionner sur le type de changement structurel à prioriser suppose nécessairement d’en faire autant au sujet du changement individuel.
L’auteur aborde aussi la présomption selon laquelle les changements structurels sont la meilleure solution pour engendrer des changements individuels, comme s’il s’agissait de faire d’« une pierre deux coups » (Madva, Reference Madva2016, p.712 ; nous traduisons). Or, cette idée évacue le rôle particulier de l’agentivité des individus. Prenons l’exemple de la discrimination positive comme intervention structurelle, laquelle consiste essentiellement à permettre l’accès de personnes issues de groupes marginalisés à des positions plus avantagées. Cette démarche favoriserait l’intégration en enrayant certains engrenages systémiques qui perpétuent les discriminations. Le problème ici résiderait dans le manque de considération pour le caractère foncièrement contingent des réactions possibles des individus face à une telle intervention structurelle. Il est faux de croire que l’exposition à ces contre-exemples de stéréotypes aurait forcément un effet débiaisant, car les effets ne sont pas prévisibles ni mesurables en raison d’une variété de facteurs contingents. Des réactions possibles à la discrimination positive incluent notamment l’avenue moins réjouissante du contrecoup (« backlash ») (Faludi, Reference Faludi1991), c’est-à-dire qu’il arrive fréquemment que des membres des groupes dominants s’emploient à saboter les avancées ou à annuler les gains des groupes dominés. Pensons notamment aux masculinistes et aux antiféministes (Blais, Reference Blais2018). Encore une fois, pour Madva, il est impératif de coupler une solution structurelle à une solution individuelle, en l’occurrence de chercher la meilleure solution pour encourager la bonne réception des mesures de discrimination positive chez les individus. Ceux-ci doivent être activement impliqués dans les changements qui les concernent.
Madva aborde un dernier problème qui nous intéresse et qu’il appelle simplement le « miroir ». La rhétorique du miroir consiste à avancer que les biais psychologiques sont les mêmes que ceux qu’on trouve dans les structures sociales. La métaphore est la suivante : « Un miroir ne fait que refléter la lumière qui le frappe. Il ne produit pas de lumière par lui-même » (Madva, Reference Madva2016, p.717 ; nous traduisons). Cette conception est au coeur de la présomption selon laquelle les changements structurels engendrent directement et nécessairement des changements individuels. Le sous-entendu d’un rapport unidirectionnel et linéaire de cause à effet implique ici la passivité psychologique des individus. Madva dénonce un tel modèle comme étant grossièrement inadéquat : « Le plus drôle avec le “miroir”, c’est que c’est complètement faux, et tout le monde le sait » (Madva, Reference Madva2016, p.718 ; nous traduisons). Même lorsqu’il est question des biais implicites qui sont, sans contredit, très largement entretenus de manière structurelle, les psychologies individuelles entrent toujours en ligne de compte dans leur intériorisation et leur maintien, tout comme dans leur déconstruction. Encore une fois, les individus ne sont pas des pages blanches attendant que viennent s’y apposer les couleurs structurelles.
L’argumentaire de Madva pointe vers une direction précise qui est celle d’une recherche active de solutions efficaces. La déconstruction et la lutte contre des idées néfastes, des biais implicites, des dynamiques d’oppression, etc., requièrent toujours une participation active des psychologies individuelles. On ne peut continuer de réfléchir aux structures sociales et aux individus dans des termes dichotomiques. Bien que l’argumentaire de l’auteur appartienne davantage au domaine de la philosophie politique, nous en tirons un soutien direct dans une perspective épistémologique. L’argument anti-anti-individualiste de Madva est manifestement pertinent sur le plan éthique et appliqué. Sur le plan épistémologique, nous estimons qu’il vient appuyer l’idée d’un point de vue qui est loin d’être fixe et hermétique, de n’être situé qu’en vertu de ses coordonnées structurelles (Haraway, Reference Haraway1988 ; Harding, Reference Harding2004 ; Hartsock, Reference Hartsock1998). L’individu à la psychologie contingente en relation de constitution mutuelle avec les structures est aussi le sujet du savoir. Il remplace le sujet rationnel et autonome. Le sujet est à la fois un « je » singulier et une version microcosmique du monde qui l’a engendré. Explorons désormais ce que peut signifier le fait de produire de la connaissance à partir de quelque part en tant qu’agent·e épistémique individuel·le qui a à coeur de contribuer à l’élaboration de savoirs politiquement sensibles et orientés, sans toutefois que cette sensibilité politique soit uniquement le résultat de sa posture structurelle et se limite à ce que cette dernière lui confère.
4. Les savoirs situés et leurs sujets
Il convient de rappeler que le sujet de la tradition libérale— le porteur de droits moralement et épistémiquement autonome, l’agent rationnel conscient de lui-même et, par conséquent, le connaisseur empirique orthodoxe— n’a jamais été plus qu’une créature fictive. Les seuls endroits où il a pu exister sont les lieux théoriques où résident les idéaux régulateurs, étroitement conçus, abstraits et isolés des exigences et des aléas de la vie humaine (Code, Reference Code2006a ; Haraway, Reference Haraway1991). Bon nombre de critiques féministes des épistémologies orthodoxes ont lancé le défi d’un projet de science dont la mission est de continuer à élaborer des définitions fiables des objets de connaissance 1) sans réemployer les catégories traditionnelles toxiques qui, même officiellement déconstruites, persistent officieusement, 2) en assumant pleinement le caractère foncièrement politique des faits établis scientifiquement ainsi que de leurs contextes de production et d’émergence, et 3) en prenant soin de construire de la connaissance qui sert des visées transformatrices (Harding, Reference Harding1986).
Nous estimons que le sujet des savoirs situés est le mieux équipé pour s’adonner à la tâche et surmonter les difficultés qu’elle comporte. Il est celui qui adopte le type d’attitude épistémique nécessaire ; il est le cyborg. La position du sujet des savoirs situés lui confère un caractère profondément politique tout en lui évitant l’écueil du « miroir », pour employer le terme de Madva. Pour ces sujets, la neutralité n’existe pas ; « tout choix implique des compromis » (Kukla, Reference Kukla2021, p.43 ; nous traduisons). Ils·elles répondent aussi à la nécessité énoncée par Code (Reference Code2006c) d’un fondement empirique/réaliste à cette « nouvelle » science, même si le fondationnalisme fait partie des idéaux des Lumières qu’on critique férocement. Après tout, l’épistémologie des savoirs situés doit continuer d’utiliser des catégories comme l’objectivité et la justification pour mener à bien leur travail. Puisqu’il faut repenser radicalement ces catégories pour les préserver, il en va de même pour celle du sujet.
Nous mettons de l’avant ici la nature essentiellement perspectiviste de nos notions épistémiques. L’identité d’un·e agent·e épistémique et son positionnement social contribuent irréductiblement à son accès aux preuves, aux justifications et à la connaissance. Un projet d’épistémologie incarnée implique que le sujet se sache submergé parmi les pratiques, et observe le tout « à l’état sauvage » (Kukla, Reference Kukla2021, p.61 ; nous traduisons). L’expérience des sujets demeure une base valide pour justifier le savoir, mais il faut la négocier (Code, Reference Code2006d). Rappelons ici l’usage de la paire conceptuelle fait/artefact : d’un côté, le monde naturel est factuel, ce qui permet au sujet empiriste de se fier à son expérience pour construire du savoir ; de l’autre, le monde naturel est artefactuel et c’est pourquoi le sujet doit négocier son expérience. Autrement dit,
[l]es féministes ne peuvent pas fonctionner efficacement avec un modèle de vision comme miroir passif et non négocié de la réalité empirique, produit par un spectateur disloqué et anonyme ; elles ne peuvent pas supposer que les gens, simplement en regardant, verront les choses telles qu’elles sont. (Code, Reference Code2006c, p.154 ; nous traduisons)
Le fait de « désapprendre » à percevoir le monde naturel comme une présence immédiate plutôt que médiate représente un réel défi, qui implique de prendre de la distance par rapport au registre dominant duquel on est issu·e d’une manière ou d’une autre. Qu’est-ce qui est observable lorsqu’on cesse de se fier aux catégories qu’on tente de déconstruire ? Et qui plus est, lorsqu’on oriente politiquement son regard vers ce qui a l’habitude d’être négligé (Puig de la Bellacasa, Reference Puig de la Bellacasa2011) ? La négociation et la sensibilité aux rapports de pouvoir continuent d’entrer en ligne de compte quand vient le temps de produire des savoirs qui ne sont pas issus de l’imaginaire de la maîtriseFootnote 8 , mais qui s’appuient sur des imaginaires régénérateurs, sur des narratifs différents qui détiennent eux aussi un pouvoir normatif. Puisque les objets de connaissance sont factuels et artefactuels, puisqu’ils sont cyborgs, le sujet doit considérer son expérience à la lumière d’un imaginaire régénérateur qui passe par la déconstruction, mais aussi par le fait d’assumer que la sensibilité politique ouvre à d’autres éléments du réel. Cette disposition des sujets permet un autre type d’empirie, c’est-à-dire que les observations ne sont pas les mêmes, les faits et les explications non plus (Haraway, Reference Haraway1997b). Il se peut qu’on se retrouve face à un tout autre objet : l’objet initial remplissait un rôle qui ne doit plus être rempli, était mis en oeuvre à des fins qui n’étaient pas les bonnes du point de vue politique.
Par exemple, dans « Fetus: The Virtual Speculum in the New World Order » (Reference Haraway1997b), Haraway procède à une analyse du foetus comme objet de connaissance. L’objet entame sa trajectoire dans la forme qui vient d’emblée à l’esprit, celle qu’on trouve dans n’importe quel moteur de recherche en y inscrivant « foetus » : une créature recroquevillée, flottant seule dans son liquide amniotique, dans un environnement rougeâtre et légèrement translucide, et qui évacue du portrait le corps qui la porte. Cette image semble renvoyer au foetus lui-même plutôt qu’à une visualisation endoscopique intra-utérine du foetus. Elle incarne la manière dont le foetus est largement construit et normalisé dans l’imaginaire collectif et la culture populaire de masse. Ce foetus comme objet d’obsession publique a très peu à voir avec la majorité des manières concrètes qu’il a d’exister. C’est une fiction terriblement néfaste, considérant son impact sur la santé reproductive de millions de personnes, en ce qu’elle autorise délibérément une appropriation radicale par tout le monde sauf les personnes enceintes. C’est précisément cette version du foetus qui mène presque systématiquement au coeur du terrain philosophique et politique de la définition de l’individu, de la militance pro- ou antiavortement, du rôle de l’Église, du rapport public/privé, de la famille nucléaire, etc. Pour Haraway, ces débats habituels ne parviennent pas à cerner les modes d’existence du foetus qui détiennent un potentiel régénérateur. Elle s’efforce alors d’explorer d’autres modes d’existence des foetus : les foetus féministes proviennent de partout, prennent toutes sortes de formes. Notamment, l’expérience du ressenti que procure un coup de pied foetal dans le ventre de la personne qui le porte ne bénéficie pas du même statut épistémique, voire ontologique, que celle de l’apparition échographique sur un écran. Dans cette logique, le fait de voir aura toujours plus d’autorité que le fait de ressentir, de toucher. Le foetus de l’échographie comme image-réflexe est grosso modo le même que celui de Lennart Nilsson, photographe biomédical qui le propulse au rang de réalité publiquement reconnue en publiant sa photo en page couverture de la revue Life en 1965. Le libellé sous l’image annonce alors « Drama of Life Before Birth »Footnote 9 , faisant ainsi allusion au « vrai » début de la vie, à la première naissance, à l’état de pureté originaire. Pendant cette même période, des féministes se réappropriaient le speculum, symbole de la domination biomédicale masculine sur le corps des femmes. Elles se le réapproprièrent symboliquement, mais aussi dans la pratique afin de s’observer et de s’aider elles-mêmes. Alors que les réseaux constitutifs des deux évènements— la réappropriation féministe du speculum et les photos de Nilsson dans le magazine Life — sont également complexes et développés, l’image-réflexe du protohumain dans une cuve reste associée au mot « foetus ». De ces deux évènements, l’un semble renvoyer plus directement que l’autre au foetus « lui-même ». Or, le narratif qui l’a finalement emporté n’est pas garant de plus de réalité, seulement d’une présence plus marquée dans les esprits. Quels sont les effets qui ont bénéficié de la plus grande diffusion ? Alors que les pratiques féministes d’autonomisation reproductive sont perçues comme purement politiques, on confère un caractère ontologique à la figure du foetus détaché et indépendant du corps enceinte. Le prix attribué au narratif gagnant est l’illusion d’immédiateté. Or, « qui peut dire qu’un ensemble de symboles doit rester local, alors que tous les autres servent à représenter des prétendus enjeux et phénomènes globaux » (Haraway, Reference Haraway2004b, p.328 ; nous traduisons) ?
Ainsi, pour Haraway, il ne s’agit pas systématiquement de déconstruire une figure pour lui en substituer une autre. Si l’on déconstruit le foetus dans une cuve, on se rend rapidement compte qu’aucune autre image n’a son poids ni son impact, et qu’il n’existe pas de candidat équivalent à son remplacement. Dans cette optique, l’objet d’un savoir situé ne peut être le remplacement d’un foetus qu’on destitue, puisque le rôle que le foetus à déconstruire remplissait était inadéquat. Si, en exploitant un filon narratif précis, en s’engageant dans une conversation politiquement délicate, on ne parvient pas à établir une nouvelle définition du foetus qui soit aussi circonscrite, qu’il en soit ainsi. À l’issue de son analyse, Haraway estime qu’on atteint le plus de précision épistémologique en se défocalisant, en passant du foetus à la liberté reproductive.
Ainsi, en demeurant ouverts aux flux de pouvoir, les sujets font l’expérience d’un autre ordre factuel (Juelskjær etal., Reference Juelskjær, Plauborg and Adrian2021), qui devient visible par une façon différente de voir, une perception acquise par sensibilité politique. Il s’agit de redonner de l’importance aux réalités évacuées, et non plus à celles que les référents désincarnés nous permettent de comprendre— si tant est qu’ils en favorisent vraiment la compréhension. Une implication de la négociation (Code, Reference Code2008) est donc l’impératif de se montrer réceptif·ve à ce que l’on n’est pas nécessairement habitué·e de discerner. Il est important de se questionner : qu’est-ce qui, dans ce que je perçois empiriquement, est politiquement révélateur et régénérateur ?
Code et Haraway emploient la métaphore de la vision pour parler de l’expérience empirique des sujets (Code, Reference Code2006d ; Haraway, Reference Haraway1988). On peut effectivement penser à la vision comme on pense au toucher : plutôt que de voir quelque chose de manière distante, directe et entière, on peut ne voir que ce qui est à portée de main (Puig de la Bellacasa, Reference Puig de la Bellacasa2017). L’idée est ici celle d’une posture qui ne cherche pas la distance, mais plutôt le lien. Le fait de voir et de percevoir est toujours un intermédiaire en soi : la vision est active et sélective, et détient ainsi un rôle générateur dans la construction de l’objet. Le seul geste épistémologique possible correspond donc à un type d’intervention, puisque tout existe et se connaît par des intermédiaires. Le savoir et le processus en amont sont toujours déjà des interférences, des orientations, des choix. Ils sollicitent certains contacts et certains liens— matériels ou sémiotiques— pour arriver à partiellement saisir et construire leur objet. De ce fait, aucun objet entier ni intact ne précède les interactions ; il n’y a pas d’objet sans interaction, comme il n’y a pas de noeud sans corde (Haraway, Reference Haraway1997a ; Reference Haraway2008b ; Reference Haraway2016). Contrairement à ce que nous inculquent les imaginaires de la maîtrise, il nous faut embrasser ces liens et chercher activement quels filons nous unissent à l’objet de notre intérêt.
5. Quelles pratiques épistémiques pour les sujets des savoirs situés ?
Une telle vision, au sens de Haraway, est l’instrument qui représente nécessairement toujours un intermédiaire duquel on ne peut se dégager. C’est notamment en prenant soin d’étudier les particularités qui forgent la vision qu’on peut demeurer autocritique et produire des savoirs situés. Prendre conscience de la constitution particulière de sa propre vision permet aussi d’assumer une responsabilité quant aux éléments d’une situation qu’on estime important d’examiner, ceux qu’on choisit parmi tant d’autres. Le sujet doit alors se questionner : qu’est-ce que ma posture critique me permet de voir ou non ? Quelles sont les limites, mais aussi quels sont les possibles que me confère ma vision ? Qu’est-ce que mon expérience, partielle et située, peut révéler de politiquement sensible sur le monde ? Ce qui compte à l’intérieur ou à l’extérieur du champ de connaissance entourant un objet est toujours le résultat de choix, de méthodes précises ainsi que de rapports de pouvoir, ce qui motive en partie l’idée des savoirs situés, responsables et partiels. Le sujet qui négocie son expérience empirique s’engage à assumer le caractère partiel et partial que lui confère sa posture en reconnaissant les liens qui constituent cette partialité (Code, Reference Code1993 ; Haraway, Reference Haraway1991). Notre posture existe grâce aux liens qui la forgent. Elle permet précisément la négociation à travers les différences, car il demeure que c’est dans le monde et ses dynamiques constitutives qu’elle émerge. En revanche, bien qu’elle soit en partie façonnée par le collectif, elle détient un élément de complexité supplémentaire attribuable à la variété des réseaux de liens qui forgent les visions.
Nous avons établi que, pour l’approche des savoirs situés, une prise en compte du rôle de l’individu comme sujet épistémique est aussi importante que le caractère historique et collectif de la connaissance et de sa production. La relation entre un sujet et la figure dont il s’enquiert ayant nécessairement lieu, nous devons alors envisager sa nature dans une perspective normative et nous interroger sur les manières adéquates de cultiver cette relation. Une étude normative des pratiques épistémiques des sujets est nécessaire.
6. Code et l’activisme
Les racines politiques des projets de savoirs situés motivent sciemment une posture d’activisme (advocacy) (Code, Reference Code2006e). Code pense effectivement cette notion en fonction de son importance épistémologique et de la manière dont elle peut structurer la perception et les choix épistémiques du sujet de la connaissance. Il ne s’agit toutefois pas pour l’autrice de nous enjoindre de sortir manifester dans les rues, de faire de la mobilisation ou d’entreprendre des actions directes— bien que tout porte à croire que cette forme d’activisme lui est sympathique. En contexte épistémologique, sa conception de l’activisme correspond plutôt à une disposition du sujet à demeurer attentif et à chercher ce qui, empiriquement, ouvre des espaces discursifs permettant d’accommoder ce qui, politiquement, réclame son attention. Il s’agit bien, selon nous, d’un critère essentiel de la responsabilité épistémique individuelle du sujet des savoirs situés. Toutes les postures de sujets sont politiques, mais l’activisme est l’expression d’un engagement politique actif et délibéré. Allant au-delà du politique comme ontologie, l’activisme correspond à une posture éthique active, consciente et réitérée. En ce sens, il implique une autonomie (Code, Reference Code2006e). Il est évident, à ce stade de notre réflexion, qu’il ne s’agit pas de l’autonomie du sujet rationnel orthodoxe. L’autonomie est une caractéristique qui peut être complice des structures oppressives, mais qui peut également être subversive. La version de l’autonomie épistémique que met de l’avant Code détient un sens prescriptif :
L’autonomie épistémique et sociale, dans un sens particulièrement pertinent pour mon argumentation dans ce livre, est un mode d’autonomie réalisé en étant bien informé·e et bien placé·e pour inviter et se voir reconnaître les revendications de connaissances, les témoignages, tant publics que privés, pour lesquels la crédibilité et l’autorité sociopolitiques semblent être une condition sine qua non dans l’imaginaire des sociétés hiérarchiquement ordonnées. (Code, Reference Code2006c, p.164 ; nous traduisons et soulignons)
Cette version de l’autonomie est au coeur de l’activisme ; elle lui confère son caractère intentionnel, véritable moteur d’apprentissage perceptuel. C’est désormais la motivation du sujet qui est mise de l’avant, par rapport au désintéressement traditionnel. Plus précisément, c’est l’intérêt du sujet envers son objet. Il y a ici une réelle relation :
Tous deux sont des « sociétés », tous deux ont des trajectoires vécues qui impliquent des visions du monde qui sont aujourd’hui en train de voler en éclats. À partir de positions inscrites dans des « scénarios » ordinaires, les sujets connaissants ne peuvent pas connaître l’unicité, la singularité, l’étrangeté de ces bouleversements simplement en extrapolant ou en tendant la main à partir de là où ils se trouvent. Les pratiques épistémiques responsables doivent suivre un arc, et non un chemin linéaire, le long d’une trajectoire où l’on voit et entend, où l’on s’aventure pour comprendre, et qui commence, d’une manière ou d’une autre, à partir de ce lieu. (Code, Reference Code2006c, p.232 ; nous traduisons)
Les mots de l’autrice suggèrent que la rencontre entre sujet et objet se fait sur la base de l’agentivité de l’un comme de l’autre. Les deux sont des « sociétés ». Code insiste sur l’importance du lieu de rencontre comme l’intersection de deux mondes complexes. L’histoire de l’objet est aussi étoffée que l’histoire du sujet. On comprend alors pourquoi ce sont les savoirs qui sont situés plutôt que seulement les sujets : ce qui compte n’est plus désormais uniquement le regard situé de l’agent·e épistémique qui s’engage dans l’enquête, mais aussi, dans une différente mesure, le dynamisme créatif de la figure qu’il·elle observe. C’est bien dans ce lieu précis que l’on navigue pour produire des savoirs situés. On s’y oriente activement, « activistement ».
La direction qu’on emprunte par sensibilité politique est le chemin d’un type de réalisme critique. Les faits ne se présentent pas eux-mêmes. Il s’agit de faire résonner des cordes qui sont d’ordinaire étouffées, contraintes de moins vibrer parce que l’imaginaire dominant les invisibilise. Le sens et la logique y sont présents ; le niveau de réalité aussi. On sollicite des réseaux de sens et d’acteur·rices différents. Mais, dans un monde où les ressources interprétatives qui font autorité sont agglomérées autour des savoirs dominants et mobilisées par les groupes qui, eux aussi, dominent, les mots manquent parfois, et l’écoute fait souvent défaut (Fricker, Reference Fricker2007). C’est malheureux, mais ce n’est guère surprenant : les outils sont moins nombreux, car nous en avons moins favorisé le développement, allant parfois jusqu’à structurer les choses pour qu’ils ne voient jamais véritablement le jour. Toutefois— et en cela réside la valeur régénératrice de l’activisme—, on peut renverser sa perspective et reconnaître que les ressources interprétatives dominantes sont insuffisantes pour percevoir certaines réalités qui se disent, se vivent, s’expérimentent, s’expriment depuis toujours. C’est pourquoi l’activisme détient des vertus libératrices, mais aussi des vertus réalistes. Il vise à mettre en circulation ces existences, narratifs et savoirs alternatifs qui résistent et qui, comme les mauvaises herbes qui poussent dans le béton, contiennent bien souvent des éléments de possibles qui se révèlent à un type particulier de sensibilité. Il faut mettre en circulation d’autres types de ressources interprétatives, et c’est bien là le rôle de l’activisme épistémologique des savoirs situés. Devant le déséquilibre entre les ressources interprétatives qui correspondent aux discours hégémoniques et celles qui correspondent aux discours minorisés, on ne peut pas attendre de ces derniers qu’ils aient développé des réseaux d’adhésion aussi bien établis, un édifice comparable à ceux qui sont issus des imaginaires de la maîtrise.
Cet activisme incite à la lucidité, requise pour percevoir la valeur épistémique, par exemple, du témoignage. En l’occurrence, l’activisme sert aussi à insérer le témoignage dans un réseau, à le mettre en circulation, à le rendre présent dans les esprits des agent·es épistémiques et ainsi négociable— car personne ne peut négocier quelque chose qui lui semble inexistant (Code, Reference Code2006e). La prise en compte du témoignage est un bon exemple de la valeur normative d’un projet de savoirs situés et des recommandations qu’il formule quant à ses aspirations et ses visées : il importe de cesser de chercher à rejoindre l’idéal de crédibilité du « god-trick » dans notre pratique. Reconnaître la valeur épistémique du témoignage n’implique pas de combler le vide laissé par la destitution du fait objectif des épistémologies orthodoxes. Il faut résister à cette tentation, qui peut s’avérer assez forte. Il n’est plus adéquat de chercher un autre objet qui remplisse le rôle toxique de celui qu’on a passé tant de temps à déconstruire. Les généalogies des savoirs alternatifs ne sont pas les mêmes ; leurs réseaux sont bien souvent souterrains, informels.
Le choix que doit effectuer le sujet qui s’engage dans l’enquête épistémologique n’est pas celui qui concerne simplement l’un ou l’autre des ensembles de ressources. Force est d’admettre qu’un ensemble est plus facile à mobiliser que l’autre, qu’il correspond davantage à nos réflexes intellectuels, et requiert moins qu’on le déterre, qu’on l’excave. L’activisme des savoirs situés implique une transformation du sujet, pas seulement un gain en connaissance. Code cite Sandra Bartky qui exprime cette idée à merveille en évoquant :
[...] une connaissance qui transforme le soi qui connaît, une connaissance qui fait naître de nouvelles sympathies, de nouveaux affects ainsi que de nouvelles cognitions et de nouvelles formes d’intersubjectivité... en un mot... une connaissance qui a une saveur affective particulière. (Code, Reference Code2006c, p.233 ; nous traduisons et soulignons)
Parfois, la transformation nécessite une perte de moyens. Pour entrer en relation avec la figure qui fait l’objet de son intérêt, le sujet doit se vulnérabiliser. Il s’agit là de ce que nous établissons comme un second critère du sujet des savoirs situés, que Haraway met implicitement de l’avant.
Conclusion : Haraway et la vulnérabilisation
Nous souhaitons donc clore en réfléchissant à ce qu’implique cette « obligation de curiosité » qu’évoque Haraway (Reference Haraway2008b, p.287 ; nous traduisons). Pour l’autrice, on parvient à assumer sa responsabilité épistémique à l’égard de la figure qu’on tente de connaître en respectant sa complexité et son agentivité. Il faut suffisamment de curiosité pour résister à la tentation du réductionnisme, pour entretenir un dialogue avec la figure concernée, pour ne pas tenter de la faire taire ou de la fixer. Il s’agit là, selon nous, de la prise de risque et de la vulnérabilisation épistémique que met de l’avant Haraway : une rétroaction à la réponse du phénomène à l’étude requiert de compromettre ses outils textuels. En bons cyborgs, on ne se désolidarise jamais complètement de ses origines, mais les sujets-cyborgs du savoir doivent assumer le paradoxe dû à l’exigence relationnelle dans le développement des connaissances et accepter d’avancer sans contrôler ni maîtriser l’entièreté du processus (Baan Hofman, Reference Baan Hofman2023; Bozalek et Zembylas, Reference Bozalek and Zembylas2023; Haraway, Reference Haraway2012). Notre esprit scientifique doit renoncer à la satisfaction épistémique de maîtrise et de fixation de l’objet. Le seul moyen de construire une connaissance est en reconnaissant la figure comme une entité active qui demeurera pour nous en grande partie inconnue. Nous ne pouvons connaître qu’en renonçant toujours un peu. Cette vulnérabilité s’entend dans un contexte épistémologique à la fois comme un état de fait et comme un critère de responsabilité épistémique. C’est une posture à adopter et à sans cesse réviser, s’accordant ainsi avec la pratique de l’activisme. La vulnérabilisation, plutôt que la vulnérabilité, rejoint l’idée qu’il s’agit d’un travail à faire, lié au fait de reconnaître l’existence d’un monde qui ne se soumet pas à notre entendement. Il faut accepter de perdre nos moyens pour construire. C’est une vulnérabilité qui accorde bel et bien une autorité épistémique, mais qui est en quelque sorte auto-induite, car cette attitude nécessite de se traiter plutôt sévèrement en tant qu’agent·es épistémiques, et ce, par fidélité envers le monde, par amour pour la figure à laquelle nous sommes uni·es.
Somme toute, l’activisme et la vulnérabilisation nous apparaissent comme des critères de la responsabilité épistémologique individuelle implicitement prescrits par les savoirs situés. La portée méthodologique de tels critères est non négligeable, car la science, profondément faite, est le résultat de démarches précises impliquant des choix conscients et inconscients, des contraintes matérielles et cognitives, la présence et l’absence de ressources, des environnements physiques, culturels et historiques, des technologies, des trajectoires, des lieux, des tables de travail, des bailleurs de fonds... la liste est infinie. Ces chemins constitués d’intermédiaires donnant lieu à la connaissance varient en fonction des dynamiques politiques qui les composent. Loin d’être linéaire, le processus scientifique s’accomplit à travers autant d’interactions que de choix parmi ces interactions : quelles sont celles qui devraient ou non être explicitées et transformées en ressources interprétatives, en connaissances ? Cette conception de la connaissance repousse bien loin la plausibilité d’une science telle que postulée par les épistémologies de la maîtrise, voire l’exclut franchement, du moins sous cette forme qu’on pourrait dire « viciée ». Dans cette perspective, il importe pour les sujets du savoir de bien s’outiller pour naviguer parmi ces complexités et s’orienter de manière politiquement responsable. À partir de ce constat, Code et Haraway réfléchissent, chacune à leur manière, aux dimensions éthiques et politiques de la vie épistémique. Elles le font toujours à partir d’une critique radicale du sujet rationnel désincarné qui, même dissous, persiste férocement— d’où l’importance de proposer des alternatives. À travers des considérations hautement pratiques, elles font des recommandations positives qui permettent un projet politiquement plus sensible de science. Force est d’admettre qu’il y a des gestes à poser (ou à ne pas poser, ce qui est également important) et des dispositions à prendre à l’échelle individuelle lorsqu’on s’engage dans une enquête épistémologique. Le rôle des chercheur·ses, après tout, même beaucoup plus humble et infiniment moins global que l’idée qu’on s’en fait, continue de revêtir une portée instigatrice, investigatrice et cognitive. Les particularités des situations des sujets sont des « circonstances au caractère descriptif, mais représentent aussi des contraintes prescriptives » (Code, Reference Code2006c, p.168 ; nous traduisons). La responsabilité épistémique est donc collective, mais elle est aussi indéniablement individuelle : au bout du compte, on continue toujours de se saisir comme instigateur·rice de sa propre curiosité, de son propre processus épistémique. Dans le souci de demeurer politiquement et épistémiquement responsable, il importe de se donner, à soi-même, des outils qui peuvent être mobilisés, pour ainsi dire, dans la dimension intime de l’enquête épistémologique.
Conflits d’intérêts
L’autrice n’en déclare aucun.