Ce numéro spécial de Dialogue est le résultat de plusieurs rencontres et de collaborations fructueuses entre les chercheur.euse.s membres du Groupe de recherche interuniversitaire sur la normativité (GRIN) durant l’année 2023-2024. Fondé en 2009 par Christine Tappolet et principalement situé dans les universités de l’île de Montréal (Université de Montréal, Université du Québec à Montréal, Université McGill et Université Concordia), ce groupe de recherche a pour objectif d’explorer le thème de la normativité en philosophie, et ce, selon trois axes principaux : normativité et société, normativité et affectivité, normativité et connaissance.
Les activités de recherche du GRIN sont représentatives de l’effervescence qu’a connue la recherche sur la normativité dans la dernière décennie. Or, comme en témoigne la diversité des objets d’étude abordés par les membres du GRIN, cette effervescence est intimement liée à une forme d’éclatement du concept de normativité. En effet, il apparaît aujourd’hui impossible de ranger l’ensemble des recherches sur la normativité sous une unique définition. S’il n’est point envisageable de s’arrêter sur une conception unique, et encore moins de réduire la normativité à un seul de ses types, c’est qu’elle s’ancre profondément dans chaque domaine spécifique de l’expérience humaine ; elle s’y insère, s’y déploie et s’y adapte, prenant des formes distinctes selon les contextes, et ce, notamment en ce qui a trait à l’expérience politique, affective ou épistémologique.
C’est d’abord sous le sceau d’une telle diversité que se sont déroulées nos multiples activités collaboratives de la dernière année. En effet, nos rencontres ont été avant tout l’occasion de réfléchir à la pluralité des sphères de l’expérience auxquelles la normativité prend part d’une manière ou d’une autre. Toutefois, par-delà cette hétérogénéité, une visée commune s’est progressivement révélée : dévoiler de manière critique les différentes sortes de normativité qui ont été soit oubliées ou ignorées. Cela nous a donc laissé croire que certaines normes pourraient avoir été perdues de vue, et c’est de là que nous sont venus le titre et le thème de ce numéro spécial : « À la recherche des normes perdues ». Ainsi, derrière les multiples visages de la normativité dont les articles ici réunis font le portrait, se cache, à l’instar de ce qui animait nos rencontres, une démarche commune de dévoilement, voire de recouvrement. Si nous ne prétendons pas avoir retrouvé (ni inventé) les normes en question, il n’en demeure pas moins que ces articles témoignent d’un réel effort philosophique visant à souligner la persistance, la complexité et la profondeur de la normativité dans certaines sphères de l’expérience humaine.
Enfin, il faut prendre soin de noter qu’une telle mise en lumière de structures normatives jusque-là occultées ne saurait être réduite à une démarche strictement contemplative. De fait, dévoiler la dimension normative d’une facette de l’expérience humaine permet en même temps de mettre à distance les normes particulières qui régissent notre existence. Or, disposer d’une perspective sur les choses constitue la première étape pour se donner une prise sur celles-ci. En ce sens, un tel dévoilement du normatif nous apparaît essentiel au développement d’une attitude critique ouvrant la porte à la transformation ou à la subversion des normes qui, subrepticement, définissent négativement notre expérience.
Le premier article de ce numéro, écrit par Pascal-Olivier Dumas-Dubreuil et intitulé « Entre mutisme et silence : compatibilité du réalisme de John L. Austin avec une conception normative de la perception », se penche sur la réutilisation de l’une des critiques de la perception d’Austin par Charles Travis et Jocelyn Benoist. La critique d’Austin en question, que Dumas-Dubreuil appelle la thèse du mutisme des sens, soutient que nos perceptions sensorielles ne nous fournissent aucun contenu conceptuel à proprement parler, c’est-à-dire qu’elles ne nous « diraient rien de vrai ou faux ». Il s’agirait plutôt d’un premier rapport établi au monde par lequel la valeur de vérité des faits présentés à notre conscience demeure encore incertaine. Cet argument nous amène à nous questionner sur le rapport entre la perception et nos représentations cognitives, ainsi qu’à douter du caractère phénoménologique que peut avoir notre expérience du monde. Travis et Benoist voient dans cet argument la possibilité qu’il n’y ait rien de normatif dans la perception, et ce, étant donné le caractère « non conceptuel » qu’ils lui prêtent. Selon eux, la perception ne peut pas, et même ne doit pas, participer à notre constitution intentionnelle du monde réel, au risque de lui faire porter un fardeau épistémique normatif qui ne correspondrait pas à sa réalité. Dumas-Dubreuil présente d’abord la vision d’Austin sur le caractère muet de la perception pour ensuite exposer les arguments de Travis et de Benoist. Pour finir, il confronte lesdits arguments aux développements des vingt dernières années en phénoménologie de la perception, lesquels sont basés sur les travaux de Merleau-Ponty dont l’impact et la pertinence se font encore sentir dans les sciences naturelles (voir par exemple : Alloa et al., Reference Alloa, Chouraqui and Kaushik2019 ; Daly, 2016 ; Mooney, Reference Mooney2023 ; Rotundo, 2023 ; Vanzago, Reference Vanzago2014). L’article de Dumas-Dubreuil nous replonge dans la nécessité de mieux comprendre à quel point notre expérience de la normativité est avant tout perceptuelle, en vertu du caractère normatif de la perception elle-même. Or, il le fait en soulignant la question de la méthode avec laquelle les normes de la perception peuvent être appréhendées, démontrant ainsi l’apport de la phénoménologie à la tradition analytique et participant de ce fait à rallier ces deux traditions plutôt qu’à renforcer le creux que beaucoup ont tenté d’établir entre elles.
Dans le deuxième article, « Quel sujet pour l’épistémologie des savoirs situés ? Leçons de Haraway et Code », Laurence Dufour-Villeneuve aborde la relation entre l’agentivité épistémique et les savoirs situés. L’article se penche sur la relation entre le sujet et son objet de connaissance scientifique en tant que « savoir situé », c’est-à-dire un type de savoir qui implique également des « pratiques matérielles humaines » ancrées dans des « systèmes sociaux et politiques, structurés notamment par les rapports de genre, de race et de classe ». Dufour-Villeneuve reprend les travaux de Donna Haraway (Reference Haraway1988) et de Lorraine Code (Reference Code, Ruitenberg, Phillips and Code2012) sur le concept de « savoir situé » afin d’explorer les modalités de la normativité dans une expérience épistémologique incarnée, c’est-à-dire une expérience dans laquelle une personne entretient un rapport corporel, social et politique avec un certain savoir. La problématique principale qui intéresse Dufour-Villeneuve est le lien étroit entre l’individualisme méthodologique présupposé en épistémologie classique et la conception de l’agent épistémique en épistémologie féministe : d’un côté, l’épistémologie féministe peut avoir tendance à complètement défaire le sujet de son agentivité dans les savoirs qu’il ou elle acquiert, tandis que l’épistémologie classique ne prend pas assez en compte la dimension critique nécessaire pour dégager les biais cognitifs qui cachent les manières dont certaines forces d’oppression influencent l’acquisition et la disposition des connaissances. Ce questionnement amène Dufour-Villeneuve à explorer les pratiques épistémiques, telles que l’activisme et la philosophie critique, qui peuvent nous permettre de révéler et de régénérer politiquement notre rapport existentiel aux connaissances — et qui peuvent résoudre par la même occasion cette problématique et ainsi mieux définir l’identité de l’agent épistémique en lien avec le savoir à la fois factuel et mondain.
Nous passons ensuite à l’article d’Ellena Thibaud-Latour, intitulé « Enjeux politiques et épistémiques de l’intégration des connaissances autochtones : effacement des connaissances et injustices structurelles ». Cet article se penche sur la nécessité d’établir un dialogue entre les connaissances autochtones et les connaissances occidentales étant donné l’identité singulièrement différente des cultures auxquelles elles appartiennent et les normes sociales, épistémiques et politiques qui régissent leur mise en commun. L’intégration de connaissances autochtones au savoir intellectuel canadien est problématique en raison des « résidus de l’impérialisme » colonial présents dans les relations politiques entre le gouvernement canadien et les Premières Nations. Thibaud-Latour se donne comme tâche d’identifier ces normes et de souligner les façons dont elles participent à « l’effacement » ou au « discrédit » des connaissances autochtones en voie d’être intégrées aux savoirs occidentaux. Elle relève également le problème du double standard appliqué par les institutions canadiennes. En effet, les standards épistémiques et scientifiques sont déterminés de prime abord par la sphère de connaissance occidentale, laissant ainsi aux Premières Nations la tâche d’adapter leurs connaissances aux langues officielles — alors que la langue anglaise et la langue française ne sont pas aptes à en donner une représentation adéquateFootnote 1. Cette exigence d’adaptation aux normes scientifiques préétablies par l’Occident fait courir un « risque de suppression » aux savoirs autochtones. Thibaud-Latour dresse le portrait de la situation actuelle concernant l’intégration des connaissances autochtones dans la communauté scientifique canadienne, pour ensuite s’intéresser aux problématiques sociales, politiques et épistémiques qui subsistent, en prenant pour exemples l’étude des glaciers et du climat telle que présentée dans Do Glaciers Listen? de Julie Cruikshank (Reference Cruikshank2005) ainsi que les travaux de Paul Nadasdy (Reference Nadasdy2003) et Taiaiake Alfred (Reference Alfred1999). Ceux-ci soulignent que la normativité épistémique qui délimite l’ensemble des connaissances occidentales en les opposant à celles des Premières Nations rend difficile, voire impossible, l’adaptation des représentations, idéologies, traditions et cultures autochtones aux principes scientifiques de la société canadienne. La troisième section de l’article explore plus en profondeur le risque d’effacement des connaissances et les injustices structurelles qui dépendent des injustices épistémiques et politiques soulignées dans les deux premières sections, tout en établissant un lien avec le concept de savoir situé de Sandra G. Harding (Reference Harding1991) et de Code (Reference Code, Ruitenberg, Phillips and Code2012) comme une possible solution à ces injusticesFootnote 2 . L’article de Thibaud-Latour cherche à nuancer le contexte sociohistorique qui marque cet échange de connaissances entre les deux peuples et, en ce sens, met en lumière la dimension normative qui l’affecte et qui pose un défi à notre acquisition de connaissances interculturelles.
Après le volet épistémique de ce numéro spécial, nous passons à l’exploration de la normativité sur le plan de la philosophie politique. L’article « Égalité politique et croissance économique, quelle relation ? » de Michaël Lemelin traite du limitarisme économique et tente de pousser encore plus loin sa récente émergence dans la littérature en philosophie politique. Le limitarisme économique défend l’idée qu’il serait moralement judicieux de limiter la richesse d’un individu vis-à-vis le reste de la société, et ce, pour deux raisons. Certains considèrent que cette mesure de limitation quantifiable doit être une fin en soi pour des raisons éthiques. D’autres pensent qu’il s’agit plutôt d’un moyen ou d’un instrument en vue d’une fin donnée, telle que la distribution équitable des richesses ou l’accès égal aux opportunités politiques dans la société. Cette deuxième conception est défendue par Ingrid Robeyns dans son livre The Case Against Extreme Wealth (2024) paru l’année dernière et qui a contribué à l’émergence du concept de limitarisme en science politique — même si quelques tentatives de mise en application de ce concept ont été faites en Suisse et en France dans les quinze dernières années (Robeyns, Reference Robeyns2024). L’article de Lemelin reprend le travail colossal de Robeyns afin d’anticiper une nouvelle objection à laquelle cette dernière pourrait faire face. La base de cette objection repose sur un contre-argument dans la littérature concernant la valeur instrumentale du limitarisme, que Lemelin dénomme « l’objection des incitatifs négatifs » et qui concerne les besoins économiques urgents d’une société. Selon cette objection, les plus riches seraient moins incités à participer aux mécanismes économiques d’une société si leur accumulation de richesse devenait limitée, ce qui empêcherait cette société de combler ses besoins urgents sur le plan économique. De ce fait, certains estiment que le socialisme économique se tirerait ainsi une balle dans le pied, partant du principe que l’amélioration de la situation économique d’un peuple dépend nécessairement des plus riches dont la fortune doit être a priori en constante croissance. Lemelin cherche à creuser cette objection pour savoir si la limitation de la richesse pourrait aussi avoir un impact négatif sur l’égalité du pouvoir politique parmi les membres d’une société. En d’autres mots, limiter la quantité de richesse accumulée pourrait-il également accroître les inégalités politiques ? Cette question vaut la peine d’être posée étant donné le clivage souvent flagrant entre le niveau d’implication en politique du patronat et celui de la classe moyenne et de la classe ouvrière. Une telle mesure pourrait avoir pour effet de réduire l’engagement politique des plus fortunés, ce qui entraînerait potentiellement de l’instabilité politique dans une société — même si, d’un autre côté, la stabilité d’un système politique dans lequel le patronat dicte les mesures économiques d’un pays ne résout pas non plus les inégalités économiques. Mais serait-ce vraiment le cas ? À travers l’élaboration de cette nouvelle problématique pour Robeyns, Lemelin cherche à développer une réponse qui permettrait justement de faire encore plus valoir la pertinence philosophique et politique du limitarisme, en soutenant que les incitatifs négatifs peuvent également contribuer à améliorer les inégalités politiques en question.
Dans son livre Games : Agency as Art (2020), C. Thi Nguyen propose notamment des outils conceptuels pour comprendre, mais aussi critiquer, le phénomène qui consiste à transposer un cadre normatif propre au domaine du jeu à une part grandissante des facettes de l’expérience humaine, ce qu’il désigne comme la ludification de l’existence. Dans leurs articles, Ann-Sophie> Gravel et Delphine T. Raymond entrent toutes deux en dialogue avec Nguyen et montrent, respectivement, les applications potentielles du travail conceptuel de Nguyen en ce qui a trait à la compréhension de notre réalité sociale, ainsi que les lacunes de sa position.
Dans son article « Amour, ludification et normativité : les relations à Occupation double », Ann-Sophie Gravel mobilise le concept de ludification de l’existence comme grille d’analyse pour comprendre les types de relations qui sont développées entre les participant.e.s d’une émission de téléréalité construite autour de la thématique de la recherche de l’amour, soit Occupation double. Plus précisément, Gravel défend la thèse selon laquelle les relations amoureuses nouées par les participant.e.s de l’émission constituent des formes ludifiées d’amour. En un premier temps, l’autrice fait dialoguer deux évaluations divergentes des bienfaits et méfaits associés au processus de ludification, soit, d’une part, l’appréciation positive de Jane McGonigal (Reference McGonigal2011) et, d’autre part, sa critique par Nguyen (Reference Nguyen2020), du côté duquel elle se range. Ensuite, en se basant sur la théorie de l’amour approprié élaborée par Hichem Naar (2021 ; Reference Naar2022) ainsi que sur une analyse minutieuse des relations typiques tissées par les partipant.e.s d’Occupation double, Gravel montre que ces relations constituent des formes inappropriées ou simplifiées d’amour. Selon elle, ce processus de simplification tient à la ludification de l’amour qui est encouragée par la structure de l’émission. En effet, l’autrice défend que la manière dont les jeux de téléréalité tels qu’Occupation double sont construits favorise ce que Nguyen désigne comme étant une capture des valeurs, c’est-à-dire un processus de substitution par lequel nos valeurs riches et complexes en viennent à être remplacées par des valeurs simples dont la satisfaction est facilement mesurable. En dépit de son attrait dans le contexte du jeu, Gravel estime, à l’instar de Nguyen, que, dans notre vie réelle, une telle simplification des valeurs qui guident nos actions porte atteinte à notre autonomie. Enfin, elle explore les différentes manières dont cette substitution peut être dommageable, non seulement pour l’autonomie des participant.e.s de l’émission, mais aussi pour celle des téléspectateur.rice.s, et ce, en raison de sa capacité à altérer notre perception des normes qui définissent une relation amoureuse saine.
Dans son article « Les dangers de la ludification de l’existence chez C. Thi Nguyen : présupposés capacitistes ? », Delphine T. Raymond porte quant à elle un regard critique sur la thèse de la ludification de l’existence défendue par Nguyen (Reference Nguyen2020). Plus précisément, elle présente deux objections distinctes mais complémentaires à la position de Nguyen. En un premier temps, elle soutient que la critique de la ludification de l’existence se fonde sur une série de présupposés capacitistes. En effet, l’autrice est d’avis que Nguyen conceptualise la motivation d’une façon neuronormative qui relève d’une forme d’ignorance neurotypique (Catala et al., Reference Catala, Faucher and Poirier2021), ce qui l’empêcherait donc de saisir adéquatement l’expérience de la motivation des personnes neurodivergentes. Or, elle montre que le lien établi par Nguyen entre la perte d’autonomie et la ludification repose justement sur cette conception étroite et neurotypique de la motivation. Ce faisant, elle nuance la critique de Nguyen en précisant comment la ludification peut au contraire, pour certaines personnes neurodivergentes, accroître le sentiment d’autonomie. Dans un second temps, l’autrice soutient que Nguyen manque sa cible en ce qu’il attribue à la ludification elle-même un tort qui serait plutôt le produit de son instrumentalisation par les institutions néolibérales à des fins étroitement mercantiles. Selon elle, nombre des exemples de capture ou de simplification des valeurs qui sont mobilisés par Nguyen pour illustrer son caractère néfaste mettent plutôt en lumière la contradiction entre les valeurs humaines et les objectifs de productivité des entreprises dans un système économique capitaliste. Ainsi, en montrant l’apport de la ludification à l’accroissement de l’autonomie de certaines personnes neurodivergentes et en réévaluant la portée de la critique de Nguyen à l’égard de ce phénomène, Raymond nous invite pour ainsi dire à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire à prendre conscience que la ludification est un processus intrinsèquement neutre dont la valeur doit être évaluée à l’aune des fins auxquelles il est subordonné.
La progression phénoménale de l’intelligence artificielle soulève aujourd’hui un enjeu social d’ordre normatif qui est de taille, soit celui de déterminer et de mettre en place des principes éthiques et juridiques visant à encadrer l’utilisation et le développement des différentes technologies mobilisant l’intelligence artificielle. Toutefois, il existe, en amont de cet enjeu, une panoplie de questions philosophiques fondamentales dont les différentes réponses ont le potentiel d’altérer significativement la façon dont nous traitons la question pratique de cet encadrement normatif de l’IA. Les articles respectifs de Thomas Emmaüs Adetou et de Camélia Raymond et al. illustrent bien les différents types de problèmes philosophiques sous-jacents à ce défi important qu’est l’encadrement de l’intelligence artificielle.
D’abord, dans son article « Peut y avoir agentivité morale sans sentience ? », Thomas Emmaüs Adetou s’attaque à la question de déterminer les conditions nécessaires à l’attribution de la qualité d’agent moral à toute entité, notamment à une intelligence artificielle. Plus précisément, l’auteur défend la thèse voulant que la sentience ne constitue pas une condition nécessaire à l’agentivité morale. Ce faisant, il s’oppose directement à la position de Carissa Véliz (Reference Véliz2021) selon laquelle la sentience est une condition sine qua non de l’agentivité morale. L’angle d’attaque adopté par Adetou consiste à démontrer que certaines entités collectives peuvent à juste titre être considérées comme des agents intentionnels — et par extension des agents moraux — sans pour autant être dotées de conscience phénoménale ou de sentience. L’auteur s’appuie sur l’interprétativisme, une théorie selon laquelle le principe déterminant pour attribuer une agentivité intentionnelle à une entité est notre capacité à interpréter ou à donner un sens à son comportement à partir de nos concepts de psychologie populaire. En mobilisant l’interprétativisme, Adetou montre que nombre d’entités collectives, telles que des entreprises ou des organisations, satisfont à ce critère interprétatif en dépit du fait qu’elles sont dépourvues de conscience phénoménale et de sentience. Il peut alors soutenir que la sentience n’est pas une condition nécessaire à l’agentivité morale. Son article met bien en lumière la nécessité de réfléchir, en parallèle de l’élaboration des normes particulières visant à encadrer le développement et l’utilisation de l’intelligence artificielle, à la possible — ou l’impossible — transposition de notre appareillage conceptuel à l’analyse des enjeux sociaux liés à l’intelligence artificielle.
De leur côté, dans un article intitulé « Le développement d’une IA explicable : entre principes éthiques généraux et mesures concrètes », Camélia Raymond et al. se penchent sur une question de nature plus pragmatique, soit celle de déterminer les moyens optimaux pour permettre aux ingénieur.e.s d’intégrer des principes éthiques au sein même du processus de développement de l’intelligence artificielle. Plus précisément, les auteur.rice.s se concentrent sur un principe éthique particulier, soit l’explicabilité ou la transparence, c’est-à-dire le fait que les actions entreprises par un système d’intelligence artificielle puissent être aisément retracées et comprises par des humains. Raymond et al. procèdent d’abord à une analyse rigoureuse des approches universaliste et contextualiste relativement à l’implémentation de principes éthiques à même le développement de l’intelligence artificielle. En mobilisant la méthodologie de Clinton Castro et al. (Reference Castro, O’Brien and Schwan2022), qui permet d’évaluer la pertinence de chaque approche pour différents principes éthiques, les auteur.rice.s analysent ensuite trois mesures mises de l’avant par le principe d’explicabilité en s’interrogeant sur deux aspects fondamentaux : (1) la mesure est-elle suffisante et (2) est-elle nécessaire pour satisfaire à un principe éthique donné ? En vertu de cette analyse, Raymond et al. se positionnent en faveur de l’approche contextualiste en soutenant que, bien que certaines mesures puissent être pertinentes dans des contextes spécifiques, aucune ne s’avère universellement nécessaire ou suffisante. Enfin, à partir de ce constat, les auteur.rice.s proposent une approche novatrice visant à aider les ingénieur.e.s à faire face à l’incertitude induite par les variations contextuelles, soit une « matrice normative » permettant l’évaluation des mesures particulières visant à favoriser l’explicabilité de l’intelligence artificielle. L’introduction de ladite matrice normative souligne ainsi l’importance d’une analyse contextuelle, tout en proposant une méthodologie structurée et des outils concrets pour intégrer les considérations éthiques dans le développement de l’intelligence artificielle.
En guise de conclusion, nous tenons à remercier chaleureusement Charles Côté-Bouchard, rédacteur en chef de la section francophone de Dialogue, ainsi qu’Aude Bandini, l’actuelle directrice du GRIN, pour avoir entamé cette collaboration entre le GRIN et Dialogue et pour nous avoir fourni l’occasion de publier ce numéro spécial. Nous remercions vivement les auteur.rice.s ainsi que les évaluateur.rice.s anonymes pour leur participation à ce numéro. Nous remercions également Cécile Facal pour son aide logistique à la préparation de ce numéro et Cécile Delbecchi pour la révision linguistique.
Conflits d’intérêts
Les auteurs n’en déclarent aucun.