La relation actuelle entre les différentes institutionsFootnote 1 du Canada et les communautés autochtones se base sur une idée d’interaction où il est attendu que les deux parties doivent interagir (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). En recherche, plusieurs expert.e.s soutiennent à présent que les connaissances autochtones et leurs méthodes de production des savoirs sont « empiriquement valides » (Nadasdy, Reference Nadasdy2004, p.61 ; nous traduisons). Ainsi, de multiples chercheur.euse.s reconnaissent l’importance et l’apport essentiel d’incorporer et d’utiliser de « nouvelles formes » de connaissances au sein de leurs recherches (que ce soit en biologie, en archéologie, en études environnementales, en géologie ou même, au niveau gouvernemental, dans l’établissement de politiques publiques, de lois, etc.), ce qui rend l’intégration des connaissances autochtones plus que pertinente (Nakata, Reference Nakata2007). Par intégration des connaissances, nous entendons les divers processus visant à rassembler des informations et des connaissances en incorporant différentes perspectives ou disciplines afin de créer une compréhension plus complète d’un sujet donné. Cependant, une intégration peut impliquer plusieurs transformations et ajustements de la part des communautés autochtones, notamment l’apprentissage « de façons de parler et de penser totalement nouvelles et inhabituelles » (Nadasdy, Reference Nadasdy2004, p.2 ; nous traduisons). La visée générale de ce projet est de mettre en lumière les dimensions politiques (telles que les rapports de pouvoir et l’empreinte de l’impérialisme culturel) ainsi que les limites intrinsèques de l’intégration des connaissances en recherche. Les implications et les conséquences de l’intégration des connaissances sont déterminantes pour l’agentivité épistémique des communautés autochtones. Comment faire dialoguer différents types de connaissances qui peuvent parfois paraître en contradiction ? Comment rendre compte des divergences des systèmes épistémologiques, ontologiques, cosmologiques et des connaissances elles-mêmes ?
En adoptant une perspective épistémologique sociale et constructiviste, nous soutenons ici que la production de connaissances (et d’ignorance) possède en effet des dimensions politique et sociale marquantes. Plus précisément, notre propos vise à identifier les résidus de l’impérialisme dans la sphère du savoir en analysant l’effacement ou le discrédit que subissent plusieurs connaissances autochtones lors de leur intégration aux connaissances occidentales. Nous explorons ici les mécanismes par lesquels les savoirs autochtones sont marginalisés ou transformés dans ce processus d’intégration. L’objectif est d’apporter une perspective qui nuance la compréhension majoritairement positive que nous avons de l’intégration des connaissances autochtones en proposant de la replacer dans son contexte de rapports de pouvoir historiques et structurels. Le modèle de recherche occidental et le modèle académique prédominant posent des enjeux notables quant à la connaissance. En effet, en tant que modèles dominants, ils établissent les règles, les structures et les normes discursives par lesquelles nous définissons et catégorisons la connaissance. Nous verrons que lorsque nous théorisons les connaissances autochtones à travers ce prisme, nous risquons de « réduire massivement au silence » les perspectives autochtones (Smith, Reference Smith2021, p.32 ; nous traduisons). Qui plus est, cela peut engendrer des mécanismes d’autocensure qui forcent les interlocuteur.trice.s, en se conformant aux formalités d’un champ ou d’une discipline, à ajuster leur expression linguistique et leur production de connaissances en fonction des attentes prescrites par le domaine en question.
Ce projet soutient que même si l’intégration des connaissances est motivée par des intentions positives, il existe un risque de suppression des savoirs autochtones. Cela survient principalement lorsqu’ils sont catégorisés selon des critères extérieurs aux cultures, croyances, valeurs et expériences de leurs communautés (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Le pouvoir et la connaissance entretiennent un lien indubitable. En mobilisant le cadre des injustices structurelles, nous souhaitons démontrer que, par la dynamique des relations de pouvoir en jeu, l’incompatibilité partielle des paradigmes de connaissances peut contribuer à maintenir certaines injustices structurelles en invisibilisant, dévaluant ou effaçant les connaissances des communautés autochtones (Nakata, Reference Nakata2007 ; Young, Reference Young2011). Nous affirmons que cette invisibilisation se manifeste et se perpétue à l’intérieur même de nos structures, à travers nos habitudes et nos contraintes normatives, et que, par le fait même, cela restreint les possibilités de certains, tout en accordant des privilèges à d’autres.
Dans un premier temps, nous nous pencherons sur le processus d’intégration des connaissances. Ce processus a été mis de l’avant par la recherche occidentale, dans un but d’inclusivité et de visibilité ayant comme optique une production coopérative de connaissances. Néanmoins, nous souhaitons faire ressortir les enjeux à la fois politiques et épistémiques qui en découlent. Pour illustrer ces enjeux, nous nous appuierons principalement sur l’analyse de l’anthropologue Paul Nadasdy dans son ouvrage Hunters and Bureaucrats, qui propose une étude approfondie des relations de pouvoir entre les communautés autochtones et l’État canadien au sein de la sphère épistémique. Bien que cet ouvrage porte principalement sur les dynamiques au sein des structures étatiques, notamment à travers les revendications territoriales et l’intégration des savoirs écologiques traditionnels (SET), l’analyse développée peut être transposée plus largement au domaine de la recherche (qu’elle soit académique, privée ou gouvernementale). L’intégration des connaissances dans les milieux étatiques et les milieux de recherche se fait de manière similaire. Que la recherche se fasse à travers une institution académique, gouvernementale ou privée, elle est régie par des cadres normatifs qui régulent et dictent la validation des connaissances. Ces traits permettent la reproduction de dynamiques de pouvoir au sein desquelles certaines formes de savoirs peuvent être privilégiées ou marginalisées. Qui plus est, le domaine de la recherche joue un rôle déterminant dans le développement et l’avancement d’une société. La recherche représente les valeurs, les normes et les connaissances valorisées par le groupe dominant. Elle est ainsi intrinsèquement politique et culturelle. En ce sens, nous soutenons que l’analyse proposée par Nadasdy possède une portée qui dépasse sa propre application et se transpose adéquatement au domaine de la recherche en général.
Dans un second temps, nous analyserons les enjeux de l’intégration des connaissances à partir d’une étude de cas. Nous observerons les enjeux spécifiques de cette intégration dans les recherches scientifiques menées sur les glaciers dans la région du Yukon en nous attardant à l’ouvrage Do Glaciers Listen? de Julie Cruikshank. Bien qu’il en existe de nombreux autres, cet exemple a été choisi parce qu’il illustre les problématiques liées à l’intégration des connaissances de plusieurs manières. Cette analyse nous permettra de mettre en lumière le rôle de cette intégration dans l’effacement des connaissances autochtones et la perpétuation d’injustices structurelles, un point que nous observerons plus en détail dans la troisième section de cet article.
1. L’intégration des connaissances
Dans son ouvrage Hunters and Bureaucrats, en s’attardant spécifiquement à la Première Nation de Kluane, Nadasdy explore la complexité des rapports entre les peuples autochtones et les structures étatiques en exposant les tensions, les négociations et l’évolution des politiques publiques qui ont affecté les communautés autochtones et façonné les normes et les politiques de gestion des ressources naturelles. Comme mentionné précédemment, les relations entre les diverses institutions canadiennes et les communautés autochtones reposent sur l’idée d’une interaction mutuelle entre les parties concernées. Cependant, cette interaction doit bien souvent se faire sur les bases choisies et établies par le gouvernement canadien. Nadasdy met en évidence le fait que pour prendre part aux négociations territoriales ou pour s’engager dans une gestion conjointe des ressources naturelles, les communautés autochtones doivent adopter un vocabulaire spécifique (par exemple, celui de la biologie, du droit, de la gestion, etc.) utilisé dans les institutions gouvernementales ou administratives, ce qui engendre une restructuration et une bureaucratisation de ces communautés (Nadasdy, Reference Nadasdy2004).
Au Canada, puisque ce sont les institutions canadiennes qui érigent le cadre normatif, les communautés autochtones doivent se conformer aux normes pour être prises au sérieux. La dynamique entre les institutions étatiques et les communautés autochtones découle bien souvent de politiques coloniales marquées par l’exploitation et la dépendance (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). En effet, cette réorganisation et cette imposition de processus bureaucratiques obligent les communautés autochtones à adopter des modes de pensée, un langage (renvoyant à la langue parlée, mais aussi aux différentes manières de communiquer) et des comportements souvent en désaccord avec leurs habitudes, leurs croyances et leurs traditions. Elles peuvent donc entraîner une transformation radicale des sociétés autochtones qui, autrefois indépendantes, sont désormais tributaires de l’État canadien pour leur survie économique et culturelle (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Nadasdy ouvre son ouvrage Hunters and Bureaucrats sur cette problématique, en s’attardant précisément aux revendications territoriales et à la gestion collaborative des ressources naturelles locales— pratiques cherchant à inclure les communautés autochtones dans l’État canadien (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Selon lui, bien qu’elles visent à améliorer leur position, ces initiatives constituent néanmoins un couteau à double tranchant. En effet, elles offrent aux communautés autochtones des bénéfices tangibles en leur proposant des « outils pour protéger leurs territoires » et en leur permettant de participer aux processus politiques, ce qui leur procure « un certain contrôle sur leurs vies » (Nadasdy, Reference Nadasdy2004, p.2 ; nous traduisons). Toutefois, Nadasdy souligne également des conséquences plus subtiles: la participation aux processus de revendications territoriales et à la gestion collaborative des ressources implique aussi une adhésion aux normes bureaucratiques et linguistiques des différents domaines. Par conséquent, les communautés autochtones sont souvent contraintes d’apprendre le langage euroaméricain et de « traduire leur propre compréhension du monde dans des langages bureaucratiques et légaux » (Nadasdy, Reference Nadasdy2004, p.2 ; nous traduisons).
Les enjeux liés à l’imposition de processus bureaucratiques sont une thématique centrale abordée par d’autres auteurs influents tels que Taiaiake AlfredFootnote 2. Dans son ouvrage Peace, Power, Righteousness: An Indigenous Manifesto, Alfred aborde divers aspects de la condition autochtone en mettant l’accent sur la question de l’autodétermination et sur l’importance pour les communautés de se réancrer dans les valeurs politiques traditionnelles. Son ouvrage analyse sous différents angles les implications de l’imposition de processus bureaucratiques et leurs conséquences sur la culture et les politiques autochtones. Par exemple, Alfred souligne que les systèmes politiques occidentaux ont été imposés aux communautés autochtones et ont transformé profondément leurs structures politiques traditionnelles (Alfred, Reference Alfred2000). L’auteur observe un désengagement de la part de certains dirigeants autochtones envers leurs collectivités qui est marqué par l’adhésion aux modèles politiques occidentaux. Selon Alfred, cela porte « atteinte à l’intégrité des communautés autochtones » puisque les intérêts de l’état colonisateur sont inscrits à même cette nouvelle forme de gouvernance (Alfred, Reference Alfred2000, p.45 ; nous traduisons). Selon lui, cette dynamique politique conduit à une perte d’autogouvernance et de liberté pour les communautés autochtones puisqu’elles sont contrôlées par d’autres États, soit de manière explicite, soit de manière implicite en se conformant à leurs cadres, leurs lois et leurs valeurs (Alfred, Reference Alfred2000).
Comme le soulignent Nadasdy et Alfred, ce sont les communautés autochtones qui doivent majoritairement s’adapter aux cadres juridiques et politiques qui entrent en désaccord avec leurs propres systèmes politiques et culturels, leurs habitudes, leurs croyances et leurs traditions (Alfred, Reference Alfred2000). Alfred soutient qu’en raison de différences majeures dans les cadres normatifs, les systèmes de croyances, les idéologies et les institutions occidentales ne peuvent pas rendre compte adéquatement des croyances, valeurs et cadres idéologiques autochtones (Alfred, Reference Alfred2000). Selon lui, les communautés autochtones, et plus précisément les dirigeants autochtones, doivent se défaire de ces cadres occidentaux de « politiques corrompues » désengagées et se réapproprier les institutions traditionnelles en réincarnant les valeurs autochtones de paix et d’harmonie (Alfred, Reference Alfred2000, p.45-46 ; nous traduisons). Pour Alfred, cet élément est primordial pour la préservation des lois et des formes de gouvernance traditionnelles autochtones (Alfred, Reference Alfred2000).
Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Alfred aborde les effets de la bureaucratisation dans le domaine économique. Il critique la tendance récente de certaines politiques autochtones à privilégier les biens matériels et l’enrichissement en tant que pistes de solution aux problèmes issus de la colonisation, au détriment des pratiques traditionnelles ancrées dans les valeurs de paix et d’harmonie (Alfred, Reference Alfred2000). Cette tendance s’inscrit dans une idéologie occidentale (capitaliste et individualiste) qui rompt avec les valeurs traditionnelles autochtones. Selon Alfred, l’argent ne réglera pas les problèmes des communautés autochtones (Alfred, Reference Alfred2000). Pour lui, l’autodétermination nécessite une redéfinition de leur relation avec l’État gouvernant, qui doit se défaire de la dynamique de tutelle et de dépendance pour passer à un réel partenariat (Alfred, Reference Alfred2000). Cette orientation économique constitue à ses yeux un exemple marquant d’une assimilation forcée à un « système exploiteur » qui ne respecte ni les cultures ni les valeurs autochtones (Alfred, Reference Alfred2000, p.117 ; nous traduisons). Elle illustre aussi un dilemme important où plusieurs communautés, dans une volonté d’autodétermination et d’émancipation, se voient contraintes d’adhérer aux normes économiques, aux idéologies et aux valeurs commerciales occidentales. Nous voyons ici se dessiner un cercle vicieux où l’adhésion forcée à ces normes occidentales perpétue une forme de domination sur les communautés autochtones, plutôt qu’une autonomie véritable.
Ces brefs exemples attestent la complexité des relations politiques, économiques et culturelles entre les communautés autochtones et les États coloniaux. Ce qu’il est important de retenir, c’est que ces interactions se font à travers les cadres définis par les groupes dominants. Les codes et les règles qui régissent les relations sont déterminés par le gouvernement ou les institutions canadiennes, imposant ainsi aux communautés autochtones de s’y conformer. Qu’il s’agisse de revendications territoriales, de systèmes politiques ou d’enjeux économiques, les communautés autochtones sont souvent contraintes de « jouer selon les règles » des institutions étatiques— règles qui entrent souvent en contradiction avec leurs traditions, croyances et pratiques culturelles et politiques. Cette dynamique entraîne souvent une forme de bureaucratisation et une transformation des pratiques des communautés autochtones. Même si cette bureaucratisation est en partie mise en oeuvre par les communautés autochtones, elle demeure un reflet clair de l’influence persistante des politiques et de l’emprise des États coloniaux. Ces types de pratiques et d’interactions renforcent les structures coloniales et la dépendance, au lieu de permettre une réelle autodétermination des communautés autochtones.
Selon Nadasdy, cette conformité aux normes bureaucratiques contribue implicitement à ancrer la validité du statu quo et met en évidence un déséquilibre de pouvoir (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Nous soutenons ici que ce déséquilibre de pouvoir se voit tant sur les plans politique et social que dans la sphère épistémique, puisque les communautés autochtones doivent se conformer aux structures et aux normes étatiques en ce qui a trait tant à la diffusion (langage, manière de transmettre les savoirs, etc.) qu’à la production des connaissances (modèle de recherche traditionnel : rationalité, objectivité, empirisme, etc.).
Néanmoins, il convient de souligner que la culture, les croyances et les connaissances autochtones n’ont pas disparu ; elles demeurent bien vivantes au sein des communautés et sont même activement sollicitées à la fois par les chercheur.euse.s et les gouvernements allochtones. Il est largement admis que les communautés autochtones possèdent des savoirs pertinents et des connaissances traditionnelles uniques au sujet de la faune et de la flore qui se différencient nettement des connaissances issues de la tradition occidentale (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Par exemple, comme le souligne Nadasdy, plusieurs biologistes font appel aux connaissances des chasseurs autochtones et des aînés pour avoir une meilleure compréhension du territoire et des animaux, permettant ainsi une meilleure gestion de la faune (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Pensons également au domaine de la gestion environnementale et de la préservation des territoires. Les savoirs autochtones y sont souvent mobilisés dans le but d’approfondir la compréhension des écosystèmes et des perturbateurs potentiels. Les pratiques traditionnelles de brûlage contrôlé, par exemple, sont utilisées depuis longtemps par les communautés autochtones pour favoriser la biodiversité et réduire les risques d’incendie en forêt. Ces pratiques, fondées sur une connaissance des dynamiques écologiques du territoire, sont aujourd’hui intégrées dans certaines pratiques de gestion forestière, illustrant une reconnaissance croissante de la valeur des savoirs autochtones dans la gestion durable des ressources naturelles (Gonzalez Bautista, Reference Gonzalez Bautista2023 ; Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, Reference Ministère des Forêts2016-Reference Ministère des Forêts2023 ; Parcs Canada, s.d.). De manière similaire, les connaissances traditionnelles en matière de ressources aquatiques, de pêche et d’aquaculture occupent une place importante au sein des politiques du gouvernement canadien. Les connaissances autochtones sont sollicitées dans divers projets visant à protéger l’écosystème marin, à élaborer les cadres pour une pêche durable et à mieux comprendre l’habitat des poissons et des animaux marins (Commission mixte internationale, 2023 ; Pêches et Océans Canada, 2019 ; 2023). Cette intégration des connaissances témoigne d’une reconnaissance de l’expertise autochtone quant à la gestion environnementale et au développement de pratiques de préservation. Il est pertinent de mettre de l’avant les connaissances autochtones puisqu’elles offrent des perspectives complémentaires, favorisant une compréhension aiguisée et nuancée de la faune et de la flore, des problématiques environnementales, de la gestion des ressources naturelles, etc. Qui plus est, l’intégration des connaissances autochtones est souhaitable puisqu’elle semble promouvoir l’autonomie intellectuelle et la démocratisation du savoir (Nadasdy, Reference Nadasdy2004).
À première vue, l’intégration des connaissances semble donc reposer sur des principes d’inclusivité et de diversité : reconnaître la valeur des connaissances autochtones et leur pertinence dans un dialogue avec les connaissances issues de la recherche ou des institutions occidentales. En sollicitant les théories féministes du point de vue, notamment celles développées par Lorraine Code et Sandra Harding qui affirment que la connaissance est inextricablement liée à la position sociale, nous sommes d’accord avec la nécessité d’inclure les expériences et les perspectives subjectives en épistémologie (Code, Reference Code, Ruitenberg and Phillips2012 ; Harding, Reference Harding1991). De manière générale, dans un souci de produire des connaissances complètes et de qualité, les théories du point de vue soutiennent que la connaissance « aperspectiviste » n’existe pas réellement et que les processus épistémiques se font toujours à partir d’une position sociale, et donc à partir de biais, d’angles morts ou de privilèges liés à sa position (Kukla, Reference Kukla and Lackey2021, p.44). Selon cette approche basée sur un principe d’inclusivité, les positions marginalisées détiennent dans certains cas un avantage épistémique puisqu’elles ont accès à différentes expériences ou différents cadres qui ne sont pas forcément accessibles ou évidents pour les individus en position dominante (Kukla, Reference Kukla and Lackey2021). Les connaissances issues des positions marginalisées mettent parfois en évidence les limites des cadres normatifs des groupes dominants puisque celles-ci sont plus perceptibles depuis cet angle. Ainsi, fonder notre approche sur les théories du point de vue permet de souligner l’importance et l’apport considérables des perspectives subjectives des groupes marginalisés dans la production et la transmission des savoirs.
Bien que l’intégration des connaissances ait été initialement motivée par des valeurs d’inclusivité et de diversité, elle peut, paradoxalement, perpétuer certaines relations de pouvoir. Nous reconnaissons pleinement l’importance d’inclure les communautés autochtones dans la création et la transmission des connaissances, mais nous souhaitons, dans le cadre de cette recherche, mettre en lumière certaines limites inhérentes au processus d’intégration des connaissances. Selon Linda Tuhiwai Smith, la recherche n’est pas une entreprise neutre, dépourvue de toute implication politique. Au contraire, elle est façonnée et influencée par les contextes sociaux et politiques dans lesquels elle émerge et se développe (Smith, Reference Smith2021)Footnote 3. Dans le cas de l’intégration des connaissances, selon Paul Nadasdy, la relation asymétrique entre les institutions étatiques et les communautés autochtones n’est pas remise en cause et le projet ne semble donc pas prendre en considération le lien indubitable qu’entretiennent le pouvoir et la connaissance (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Nadasdy affirme que l’intégration des connaissances se fonde implicitement sur certaines idées préconçues concernant la connaissance, supposant que les savoirs traditionnels ne sont rien de plus qu’une « nouvelle forme de données » à incorporer à divers domaines, ce qui permet de reproduire une asymétrie de pouvoir entre les communautés autochtones et les institutions canadiennes (Nadasdy, Reference Nadasdy2004, p.25).
Selon Smith, les communautés autochtones s’impliquent activement pour développer et appliquer des systèmes et des méthodologies permettant un partage efficace des connaissances (Smith, Reference Smith2021). Cependant, actuellement, pour prendre part à la vie intellectuelle, elles doivent utiliser un langage étranger et s’exprimer à travers des concepts qui ne correspondent pas toujours à leurs croyances et leurs valeurs. L’intégration des connaissances autochtones est réalisée selon les termes des structures dominantes. Par le fait même, d’après Nadasdy, les institutions gouvernementales, en détenant le pouvoir, déterminent les limites de la pensée et de l’action. Selon lui, l’intégration des connaissances est un « processus politique » puisqu’elle se comprend à travers les formes de pouvoir exercées par les institutions étatiques (Nadasdy, Reference Nadasdy2004, p.11 ; nous traduisons).
1.1. Enjeux politiques et épistémiques : l’impérialisme culturel
Plusieurs problématiques peuvent émerger. L’intégration des connaissances est un champ politique où s’opposent des rapports de force, abordant des sujets tels que la représentation, la légitimation (à la fois des connaissances et des différentes manières de vivre) et le contrôle sur le plan tant politique qu’épistémique. D’après l’analyse de Nadasdy, l’objectif principal de l’intégration des savoirs traditionnels était de promouvoir une collaboration entre les Premières Nations et le gouvernement, mais en pratique, cela s’est révélé difficile à réaliser (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Selon l’anthropologue, l’intégration des SET (connaissances issues des croyances, des pratiques culturelles et des traditions autochtones qui offrent une compréhension des relations entre les individus et leur environnement [Lertzman, Reference Lertzman2006]) rencontre d’importants obstacles. Ces obstacles résultent d’abord des modes de diffusion des connaissances et de discussion : les institutions étatiques établissent un environnement plus formel (conférences, ateliers, littérature académique occidentale, etc.), alors que les communautés autochtones approchent la connaissance de manière plus informelle en transmettant les SET à travers des conversations plus décontractées ou même privées (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Un défi supplémentaire de l’intégration des connaissances réside dans la nature même des connaissances : les savoirs traditionnels autochtones sont qualitatifs, intuitifs, holistiques et transmis oralement, tandis que les connaissances occidentales sont quantitatives, analytiques, réductionnistes et transmises par l’écrit (Nadasdy, Reference Nadasdy2004). Pour Smith, malgré la prédominance de ses méthodes qui érigent une sorte de standard, la recherche occidentale représente une orientation culturelle précise, un ensemble de valeurs, une vision particulière de la subjectivité, des théories et de la connaissance qui sont enracinés dans des structures de pouvoir (Smith, Reference Smith2021).
Nous observons ici des divergences notables entre les paradigmes de connaissances, tant dans leurs modalités de production que dans leur transmission. Les divers systèmes de connaissances peuvent entrer en conflit, ce qui complique la compréhension mutuelle de leurs visions respectives (Nakata, Reference Nakata2007). Les disparités et les obstacles du dialogue interparadigmatique révèlent des enjeux politiques et épistémiques, car ils sont souvent façonnés par des dynamiques coloniales et impériales. Selon Smith, la notion même de recherche est intimement liée à l’impérialisme et au colonialisme (Smith, Reference Smith2021).
Selon le sémiologue Walter Mignolo, le colonialisme et l’impérialisme sont des concepts interconnectés, mais bien que leurs significations puissent parfois se chevaucher, ils nécessitent une distinction claire. Sans fournir ici une définition complète de ces termes, il est crucial de les distinguer. La notion de colonialisme est vaste et peut parfois être assimilée à l’idée qu’on se fait de l’impérialisme :
Colonialism is a practice of domination, which involves the subjugation of one people [by] another. One of the difficulties in defining colonialism is that it is hard to distinguish it from imperialism. Frequently the two concepts are treated as synonyms. Like colonialism, imperialism also involves political and economic control over a dependent territory. The etymology of the two terms, however, provides some clues about how they differ. The term colony comes from the Latin word colonus, meaning farmer. This root reminds us that the practice of colonialism usually involved the transfer of population to a new territory, where the arrivals lived as permanent settlers while maintaining political allegiance to their country of origin. Imperialism, on the other hand, comes from the Latin term imperium, meaning to command. Thus, the term imperialism draws attention to the way that one country exercises power over another, whether through settlement, sovereignty, or indirect mechanisms of control. (Mignolo et Walsh, Reference Mignolo and Walsh2018, p.116)
En nous basant sur la distinction que fait Mignolo, nous voyons que les concepts de colonialisme et d’impérialisme, bien que souvent liés, sont distincts. De manière générale, suivant son étymologie, le colonialisme, ayant comme objectif de contrôler un territoire donné, renvoie à l’action d’établir et de conserver des colonies. Plus précisément, le colonialisme implique une forme de suprématie politique, économique et culturelle d’une nation sur une autre, en vertu de laquelle les colons imposent leur mode de vie, leurs règles et leur système de gouvernance aux populations locales. De son côté, renvoyant à la notion de commandement et à l’exercice du pouvoir, l’impérialisme a une acception beaucoup plus large que la colonisation puisqu’il englobe différentes formes d’expansion et de domination. L’impérialisme s’étend au-delà d’une emprise territoriale, impliquant plutôt une quête de pouvoir d’influence et de contrôle économique, politique, militaire ou culturel, sans qu’il y ait nécessairement établissement de colonies.
Précision faite, cette relation entre la recherche/la connaissance et l’impérialisme/le colonialisme se manifeste à travers des éléments tels que l’appropriation et la délégitimation de certains savoirs, l’imposition de normes et le manque d’équité dans les recherches. Pour Smith, l’impérialisme façonne directement l’expérience des Autochtones (Smith, Reference Smith2021). Elle repère quatre dimensions de l’impérialisme : comme expansion économique ; comme domination sur autrui ; comme idéologie ; et comme champ discursif de la connaissance (Smith, Reference Smith2021). Nous verrons ici que la notion d’impérialisme revêt une importance cruciale en tant que forme de domination épistémique.
Lorsqu’il est question de connaissance, c’est la notion d’impérialisme culturel qui nous intéresse tout particulièrement. L’impérialisme culturel correspond au fait que les normes, pratiques et expériences d’un groupe social donné (dominant) sont présentées comme ayant une valeur universelle (Young, Reference Young1990). Autrement dit, la culture d’un groupe dominant impose un cadre normatif en vertu duquel les « autres » groupes sociaux sont culturellement dominés, trouvant peu (ou pas) de repères dans la culture dominante, et voient leurs propres cultures, pratiques et croyances systématiquement dévalorisées ou discréditées. Les groupes dominants les considèrent comme culturellement déviants puisqu’ils ne correspondent pas aux normes qu’ils ont établies. L’impérialisme de la connaissance s’observe donc par une valorisation du discours occidental, qui est perpétué par le vocabulaire, les doctrines, les normes (tant gouvernementales qu’académiques), etc.
L’impérialisme se manifeste à travers divers systèmes (politique, économique, culturel, scientifique, etc.) et influence significativement les échanges entre cultures et sociétés. De ce fait, on peut percevoir un fond d’impérialisme culturel dans l’intégration des connaissances lorsque celle-ci maintient le cadre normatif dominant en favorisant le discours occidental. En effet, comme l’a souligné Nadasdy, dans de nombreux cas, l’intégration des connaissances ne tient pas compte des dynamiques de pouvoir déjà existantes entre les parties concernées. Par le biais de l’imposition (parfois involontaire) d’une langue, de normes et de méthodes de recherche, certains individus sont placés dans une situation de subordination sociale ou épistémique, tandis que d’autres bénéficient d’une position épistémique privilégiée. Selon le chercheur autochtone Martin N.Nakata, bien que les connaissances traditionnelles autochtones demeurent vivantes et actives au sein des communautés, leur proximité avec les systèmes de connaissances occidentaux et l’adaptation nécessaire aux normes épistémiques ont engendré des transformations brutales et continuent de façonner les connaissances autochtones (Nakata, Reference Nakata2007).
Au vu de ce qui précède, en adoptant une posture épistémologique sociale, nous soutenons donc que la connaissance est socialement construite, conférant ainsi une importance centrale aux conditions sociales dans la production et la diffusion des savoirs. En accord avec les théories du point de vue, nous affirmons que la connaissance et l’ignorance sont intrinsèquement subjectives et contextuelles : en tant qu’agent.e.s épistémiques, nous connaissons toujours quelque chose en vertu de notre position sociale, en plus d’avoir une expérience et une histoire spécifiques (Alcoff, Reference Alcoff, Sullivan and Tuana2007). S’ancrer dans une théorie sociale de la connaissance nous permet de reconnaître l’influence des dynamiques sociales sur notre sphère épistémique. Cette approche met en évidence le fait que les relations de pouvoir jouent un rôle dans le domaine de la connaissance, offrant ainsi une compréhension des problématiques politiques et épistémiques (tel l’impérialisme) sous-jacentes aux processus d’intégration des connaissances. Comme nous le verrons, lorsque l’intégration des connaissances reproduit des dynamiques de pouvoir et une forme d’impérialisme culturel, cela contribue à perpétuer certaines injustices structurelles en maintenant une ignorance au sujet des connaissances autochtones. Avant d’approfondir ce point, nous proposons dans la prochaine section un aperçu de la manière dont les enjeux d’intégration des connaissances peuvent se manifester dans la recherche. Avec Julie Cruikshank, nous nous penchons sur l’étude des glaciers pour illustrer ces dynamiques.
2. Étude de cas : l’étude des glaciers
Dans son ouvrage Do Glaciers Listen?, Julie Cruikshank explore la manière dont les connaissances locales des communautés autochtones interagissent avec les récits occidentaux et scientifiques sur les glaciers, la nature et l’histoire dans la région du Yukon. Elle examine les contributions des Autochtones à la compréhension des glaciers et des changements climatiques, mais aussi les défis de l’articulation des savoirs autochtones et occidentaux. Plusieurs études interdisciplinaires se concentrant sur les changements climatiques s’intéressent aux glaciers et aux régions montagneuses subarctiques puisque la convergence de divers facteurs climatiques dans ces régions (variations saisonnières, ensoleillement, altitude, glace et neige) amplifie les impacts climatiques (Cruikshank, Reference Cruikshank2005). Selon Cruikshank, même en reconnaissant le rôle conjoint des facteurs sociaux et naturels, les chercheurs occidentaux ont souvent l’habitude de distinguer les causes naturelles des facteurs d’origine humaine contribuant aux changements climatiques. La tendance à séparer et classifier ces différents éléments diffère nettement des savoirs autochtones qui n’étudient pas les glaciers sous un angle géophysique. Selon les traditions orales athapascanes et tlingits, les glaciers sont dotés d’une sensibilité : ils écoutent, prêtent attention et réagissent aux actions humaines (Cruikshank, Reference Cruikshank2005). Les Athapascans et les Tlingits ne séparent pas les contraintes naturelles des facteurs sociaux humains, contrairement au dualisme nature-culture ancré dans la pensée occidentale. Les savoirs autochtones appréhendent la faune, la flore et le rapport entre les humains et la nature d’une manière relationnelle (Cruikshank, Reference Cruikshank2005). Pour Cruikshank, cette distinction dans la compréhension des glaciers affecte la manière dont les changements climatiques sont compris et vécus.
Un autre exemple d’enjeu politique et épistémique s’observe dans le fait que les scientifiques occidentaux distinguent la météo et le climat. Selon Cruikshank, les connaissances autochtones au sujet des changements climatiques sont difficilement intégrables aux connaissances occidentales puisque ces « données » sont perçues comme des données météorologiques et non climatiques (Cruikshank, Reference Cruikshank2005, p.250). D’un point de vue scientifique, l’étude climatique se base sur l’enregistrement de données, tandis que la météo est plutôt une expérience ressentie, vécue, et ne peut donc pas s’encapsuler dans « un ensemble de prescriptions ou de formules » (Cruikshank, Reference Cruikshank2005, p.250 ; nous traduisons). Selon la recherche occidentale, les connaissances autochtones sont moins explicites et plus difficiles à formaliser. Malheureusement, encore aujourd’hui, les connaissances locales sur les glaciers sont parfois écartées, étant considérées comme des superstitions davantage que comme un savoir légitime (Cruikshank, Reference Cruikshank2005).
Selon Cruikshank, l’intégration des connaissances pose problème lorsqu’elle suppose que différentes perspectives culturelles peuvent converger sous « des concepts établis en anglais ou au sein des discours scientifiques » (Cruikshank, Reference Cruikshank2005, p.256 ; nous traduisons). Dans le domaine de la recherche climatique, elle peut s’avérer problématique si elle part du principe que la connaissance s’enregistre sous forme de données quantifiables, les méthodes quantitatives y étant largement privilégiées. Le savoir est ainsi arraché à sa position, à son histoire, à son origine et à son contexte afin d’être codifié, transcrit et appliqué de manière prétendument objective (Cruikshank, Reference Cruikshank2005). Comme mentionné précédemment, la connaissance est socialement construite, que ce soit celle des communautés autochtones ou celle des cultures occidentales. Détacher la connaissance de son ancrage contextuel et chercher à l’appliquer indépendamment des communautés reflète plusieurs problématiques politiques et épistémiques quant à l’intégration des connaissances, en lien avec la production et la traduction des savoirs traditionnels, mais aussi avec la nature même de ce qui est qualifié de connaissance ou de science et qui, comme on le voit, doit se conformer et s’adapter au paradigme occidental.
À ce sujet, comme le souligne Cruikshank, plusieurs initiatives de partenariat entre les scientifiques et les communautés autochtones visent à inclure les SET dans la gestion des ressources naturelles telles que les glaciers. Ces projets d’intégration, bien que basés sur des intentions positives, soulèvent des enjeux importants quant à la manière dont les savoirs autochtones sont mobilisés et reconnus. L’un des problèmes réside dans l’effacement de la nature « locale » des connaissances autochtones lorsqu’elles sont intégrées à des méthodologies normatives occidentales (Cruikshank, Reference Cruikshank2005, p.255-256). Les recherches occidentales tentent souvent de « recueillir » ces savoirs de manière standardisée, sans tenir compte des contextes spécifiques dans lesquels ils s’inscrivent (Cruikshank, Reference Cruikshank2005, p.255-256). Selon Cruikshank, se dessine ici un paradoxe en vertu duquel les connaissances autochtones, bien que reconnues en tant « qu’épistémologie distincte », sont intégrées à des systèmes et des cadres occidentaux qui les redéfinissent (Cruikshank, Reference Cruikshank2005, p.256 ; nous traduisons). En définissant les normes et les cadres dans lesquels s’inscrivent les connaissances autochtones, cette intégration et cette reconnaissance confèrent aux institutions occidentales de recherche une certaine forme de contrôle sur ces savoirs.
Un autre enjeu déterminant de l’intégration des connaissances réside dans la manière dont les savoirs autochtones sont conceptualisés et nommés au sein des cadres normatifs occidentaux. En effet, selon l’autrice, définir les savoirs autochtones en tant que « “superstition primitive” (au XIXe siècle), “sagesse ancestrale” (par les écologistes), ou “observation empirique” (SET) » reflète principalement des idéologies occidentales (Cruikshank, Reference Cruikshank2005, p.256-257 ; nous traduisons). Ces conceptualisations tendent à homogénéiser les connaissances autochtones en effaçant les diversités locales et leurs spécificités historiques et culturelles (Cruikshank, Reference Cruikshank2005). Pour l’autrice, la notion même de savoir traditionnel écologique est problématique puisqu’elle « continue de présenter les connaissances locales comme un objet pour la science plutôt que comme une intelligence susceptible d’éclairer la science » (Cruikshank, Reference Cruikshank2005, p.257 ; nous traduisons). Une telle approche, selon elle, tend donc à instrumentaliser les savoirs autochtones pour les besoins de la science ou de la recherche occidentale. Ce sont là des enjeux épistémiques et politiques majeurs liés à l’intégration des connaissances. En effet, les savoirs autochtones sont fréquemment mobilisés dans les recherches occidentales, mais en étant intégrés aux normes et cadres conceptuels occidentaux. Cela contribue non seulement à une homogénéisation des connaissances autochtones, mais également à leur dénaturation par l’effacement de leurs propriétés locales, historiques et contextuelles.
3. Effacement des connaissances et perpétuation des injustices structurelles
Au fil des sections précédentes, nous avons constaté que l’intégration des connaissances soulève des enjeux politiques, car elle est sous-tendue par des dynamiques de pouvoir et repose souvent (bien qu’involontairement) sur un fond d’impérialisme culturel. Ces enjeux sont également d’ordre épistémique, dans la mesure où ils affectent la connaissance en érodant insidieusement la légitimité et la visibilité des savoirs autochtones. Pour clore cet essai, nous explorerons les risques d’effacement des connaissances dans les processus d’intégration et examinerons quelles conséquences politiques et épistémiques notables cela entraîne en contribuant à perpétuer certaines formes d’injustices structurelles.
Dans son ouvrage Do Glaciers Listen?, Cruikshank souligne clairement ce danger d’effacement des connaissances autochtones. Elle soutient que plusieurs connaissances locales ont été éliminées ou réprimées, tandis que d’autres, telles les sciences occidentales, ont acquis de l’autorité et de la légitimité. Ces sciences analysent désormais les connaissances qu’elles ont elles-mêmes marginalisées lors de l’essor de leurs méthodes de recherche en tant que système dominant (Cruikshank, Reference Cruikshank2005). Il est possible d’y voir une forme d’impérialisme culturel en ce que les normes et pratiques sont définies par le groupe dominant et érigées en tant que statu quo.
Selon la philosophe politique Iris Marion Young, l’impérialisme culturel constitue une injustice, puisque « l’expérience et l’interprétation de la vie sociale du groupe opprimé trouvent peu de référents au sein de la culture dominante, alors que cette même culture impose au groupe opprimé son expérience et son interprétation de la vie sociale » (Young, Reference Young1990, p.60 ; nous traduisons). Cette injustice est de nature structurelle puisqu’elle se produit et se reproduit à travers nos habitudes, nos structures et nos manières d’interagir.
Qui plus est, l’impérialisme culturel mène à une forme d’injustice épistémique puisqu’il conduit à « réduire au silence » les groupes minoritaires, niant leur crédibilité et leur capacité à produire de la connaissance (McKeown, Reference McKeown and Melenovsky2022, p.370 ; nous traduisons). Comme le souligne adroitement Smith, l’éducation et les concepts occidentaux ne permettent pas de s’exprimer à partir d’une position autochtone « réelle et authentique » (Smith, Reference Smith2021, p.14 ; nous traduisons). Lorsque les individus utilisent leurs propres normes et langues autochtones traditionnelles, ils ne sont souvent pas compris (Smith, Reference Smith2021). Cela rend compte des diverses injustices épistémiques vécues par les communautés autochtones : des injustices testimoniales, par le discrédit de la parole d’un groupe ou d’un individu, mais aussi des injustices herméneutiques, en n’ayant pas accès à des ressources interprétatives adéquates et adaptées pour faire valoir leurs connaissances. La capacité de communiquer dans sa langue est un élément déterminant dans la production et la diffusion des connaissances. Comme l’affirme Margaret Kovach, l’une des manières de faire disparaître une culture consiste à attaquer sa langue puisque celle-ci est l’essence même des structures sociales d’une communauté (Kovach, Reference Kovach2021). Se joue ici un lien étroit entre les domaines épistémique et social : la capacité de s’exprimer, de partager ses connaissances et de leur donner sens constitue le fondement de l’organisation sociale d’une communauté. D’après Nakata, l’intégration des connaissances autochtones dans un système de connaissances occidental, en suivant ses normes sociales et épistémiques, occulte la participation des Autochtones en tant qu’agents actifs (Nakata, Reference Nakata2007). Niant ainsi leur rôle d’agent épistémique, capable de produire des connaissances légitimes, elle peut perpétuer un effacement, une dénaturalisation des connaissances autochtonesFootnote 4.
Les communautés autochtones peuvent donc être confrontées à plusieurs injustices épistémiques lorsqu’il est question d’intégration des savoirs puisque, sur un fond d’impérialisme culturel, la validité et la légitimité de leurs connaissances ainsi que leur capacité à en produire sont remises en cause. Ce sont pourtant des connaissances légitimes, mais elles semblent avoir été négligées et effacées puisqu’elles ne répondent pas aux « standards » scientifiques et académiques dominants. C’est une injustice dans la mesure où nous ne rendons pas aux communautés ce qui leur revient en matière de connaissances. En essayant de traduire certaines perspectives en les conformant aux normes et aux cadres occidentaux, nous affectons de manière notable l’intégrité et la nature des connaissances autochtones. Comme nous l’avons vu avec Cruikshank, cela nuit à la légitimation de leur savoir. Puisque la connaissance est socialement construite, le prédicat de supériorité et de légitimité de la culture et de l’épistémologie occidentales ne repose, bien majoritairement, que sur des suppositions subjectives, qui sont malheureusement difficiles à remettre en cause en vertu de leur statut dominant.
Nous voyons que la connaissance entretient un lien fort avec le pouvoir, mais l’ignorance entretient aussi un lien déterminant avec ce dernier. Dans différents contextes, cette relation est mise de l’avant par des théoriciennes et théoriciens de premier plan en épistémologie de l’ignorance, notamment Charles W.Mills, José Medina, Linda Martín Alcoff et Nancy Tuana, pour ne citer que ceux.celles-là. Par exemple, dans sa conceptualisation de l’ignorance blanche, Mills comprend l’ignorance comme un phénomène profondément social dont le lien avec le pouvoir est étroit puisqu’il s’inscrit dans le contexte des oppressions raciales. Pour Mills, l’ignorance blanche est une forme de méconnaissance découlant de certaines de nos habitudes profondément ancrées en nous en tant que groupe dominant et colonisateur, méconnaissance qui nous conduit à « effacer, rejeter, déformer ou oublier » les cultures, les idées, les pratiques et les histoires des communautés avec qui nous sommes en relation de domination (Mills, Reference Mills2017 ; Bailey, Reference Bailey, Sullivan and Tuana2009, p.85 ; nous traduisons). L’ignorance est ainsi produite et perpétuée par des relations d’oppression, s’inscrivant à même l’asymétrie des positions sociales et découlant spécifiquement des positions privilégiées.
S’intéressant lui aussi aux situations d’oppression et aux injustices sociales, José Medina soutient comme Mills que c’est en grande partie par le maintien de l’ignorance que l’on reproduit certaines formes d’oppression (Medina, Reference Medina2013). Selon lui, l’ignorance est maintenue par des vices épistémiques (l’arrogance, la paresse et la fermeture d’esprit) qui se développent à partir de notre position sociale (Medina, Reference Medina2013). Cela met en lumière la relation étroite qu’entretiennent l’ignorance et le pouvoir, puisque c’est en vertu de notre position sociale que nous avons accès à la connaissance et que nous choisissons de connaître ou de ne pas connaître. Comme l’affirme Medina, il s’agit d’un problème déterminant puisque les groupes dominants peuvent développer ces vices sur la base de leur position privilégiée et rester indifférents ou ignorants de certaines perspectives ou connaissances qui ne correspondent pas à leurs cadres normatifs.
Pionnière dans le domaine de l’épistémologie sociale et féministe, Linda Martín Alcoff envisage l’ignorance comme une pratique épistémique substantielle, subjective et contextuelle et met en évidence son caractère social et politique en la définissant comme un phénomène structurel (Alcoff, Reference Alcoff, Sullivan and Tuana2007). Selon elle, l’ignorance n’est pas la simple absence de connaissance, mais rend compte d’un phénomène beaucoup plus complexe qui est maintenu et perpétué par des structures sociales (El Kassar, Reference El Kassar2018). S’inscrivant dans la lignée des travaux des théoriciens et théoriciennes du point de vue (Code, Reference Code, Ruitenberg and Phillips2012 ; Harding, Reference Harding1991), Alcoff établit un lien entre l’ignorance et la position sociale des individus en soutenant que nous connaissons toujours en fonction et à partir de notre position subjective et de nos différentes identités sociales. Ainsi, selon elle, bien que l’ignorance soit d’abord et avant tout un phénomène épistémique, les intérêts et motivations des groupes sociaux jouent indéniablement un rôle dynamique et actif dans son maintien. Cette conception de l’ignorance témoigne de la relation étroite entre l’ignorance et le pouvoir dans la mesure où les groupes dominants, en raison de leur position privilégiée, peuvent de manière consciente ou non ignorer certaines connaissances, perspectives et réalités. Ces derniers dictent la direction de la connaissance, parfois à travers des biais et des angles morts aux dépens des groupes minoritaires.
Finalement, dans le cadre d’une analyse politique et épistémologique liant politique de l’ignorance et santé des femmes, Nancy Tuana met en évidence le rôle central du pouvoir dans la perpétuation de l’ignorance en ce qui concerne le corps des femmes et leur sexualité. Selon la philosophe, le corps des femmes est une « lentille fertile nous permettant de comprendre le fonctionnement de la dynamique pouvoir/connaissance » (et ici pouvoir/ignorance) (Tuana, Reference Tuana2004, p.196 ; nous traduisons). Toutes les connaissances que nous possédons au sujet du génital féminin seraient ainsi à voir comme des cas d’étude d’une politique de l’ignorance, dans la mesure où elles mettent en lumière la manière dont les intérêts politiques, sociaux et économiques manipulent la connaissance ou maintiennent une forme d’ignorance sur certaines questions (Tuana, Reference Tuana2004). À travers ses écrits, Tuana met de l’avant le fait que le pouvoir façonne et dicte la connaissance et l’ignorance : ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas, mais aussi ce que l’on choisit de savoir et ce que l’on choisit d’ignorer ou de rejeter.
Nous rapportant à l’étude de cas discutée, en adéquation avec une forme d’impérialisme, nous pouvons observer que, dans la mesure où les recherches vont à l’encontre du cadre normatif érigé par le groupe dominant, des connaissances seront reconceptualisées ou mises de côté et l’ignorance apparaîtra en tant que résultat (souvent) indirect d’un choix dans les priorités de recherche et de développement des connaissances servant les intérêts de la recherche occidentale. En nous référant à Smith, il est primordial de souligner l’empreinte colonialiste et impérialiste qui caractérise nos interactions avec les communautés autochtones. Les langues, les savoirs et les cultures autochtones ont été « réduits au silence », « déformés », « ridiculisés » ou « condamnés » dans de nombreux discours académiques et sociaux (Smith, Reference Smith2021, p.22 ; nous traduisons). Ces injustices sont structurelles puisque c’est la structure même qui définit et rend légitimes les pratiques impériales. Selon Smith, les systèmes d’organisation et les pratiques des Autochtones ont été rejetés à travers une « série de négations » (Smith, Reference Smith2021, p.31 ; nous traduisons). Leurs langues et leurs connaissances, jugées inadéquates selon les critères occidentaux, ont ainsi été niées (Smith, Reference Smith2021). Nous voyons que sous l’influence de l’impérialisme culturel, de nombreux processus visant à intégrer les connaissances ont un effet contraire à leur objectif d’inclusion. Ils entraînent plutôt un effacement et une distorsion des connaissances autochtones. Cela permet d’affirmer que l’intégration des connaissances maintient une forme d’injustice structurelle en préservant le cadre normatif qui place socialement et épistémologiquement les communautés autochtones dans une position subordonnée, tout en valorisant le discours scientifique occidental (son vocabulaire, ses doctrines, ses normes académiques, etc.).
Conclusion
À première vue, l’intégration des connaissances semble reposer sur une notion d’inclusivité, permettant une forme d’autonomie intellectuelle et une démocratisation des savoirs. Sans nier l’importance de faire dialoguer et collaborer différentes formes de savoirs, nous avons cherché à démontrer que l’intégration des connaissances implique des enjeux politiques et épistémiques notables dans la mesure où elle est sous-tendue par des dynamiques de pouvoir et teintée par une forme d’impérialisme culturel. Comme nous l’avons vu, elle doit se comprendre comme un processus politique où s’opposent des rapports de force quant à la représentation et la légitimation des connaissances. Érigeant ses connaissances, valeurs et pratiques en normes, le groupe dominant établit les standards sociaux et épistémiques. Ces standards peuvent ne pas correspondre aux connaissances, valeurs et pratiques des groupes minoritaires et marginalisés, ce qui peut produire un effacement et une négation des cultures distinctes du groupe dominant. D’après Smith, dans la volonté d’intégrer les connaissances autochtones à la culture occidentale, qui impose les normes régissant la théorisation des cultures et des pratiques autochtones, les voix et les perspectives autochtones sont largement étouffées ou réduites au silence (Smith, Reference Smith2021). En contribuant à un effacement des connaissances et des pratiques autochtones, l’intégration des connaissances, en tant que processus politique teinté d’impérialisme culturel, permet de perpétuer certaines injustices structurelles envers les communautés autochtones, notamment certaines formes d’injustices épistémiques, en affectant la nature de leurs connaissances et en nuisant à la légitimité et à la visibilité de leurs savoirs (par la nécessité de traduction, d’adaptation conceptuelle, etc.).
Smith reprend à son compte la phrase d’Audre Lorde voulant que « the master’s tools will never dismantle the master’s house » (Lorde, Reference Lorde1979). En ce qui nous concerne, la nature de la recherche occidentale telle qu’elle se pratique et ses outils méthodologiques ne seront peut-être jamais en mesure de rendre compte adéquatement des différents paradigmes de connaissances. Selon Kovach et Smith, pour décoloniser la connaissance, il est nécessaire d’une part que les communautés autochtones façonnent leurs propres outils méthodologiques, leurs propres cadres, référents et normes, et d’autre part que nous reconnaissions non seulement les différents types de connaissances, mais aussi les différentes méthodologies autochtones qui diffèrent des approches occidentales (Smith, Reference Smith2021 ; Kovach, Reference Kovach2021). L’objectif de cet article n’est pas de prôner un rejet des activités de recherche intégrative. Il ne s’agit pas non plus de remettre en question la pertinence fondamentale des pratiques de recherche communautaire participative qui s’appuient souvent sur des principes de collaboration et de respect. Notre visée était de nuancer la compréhension majoritairement positive que nous avons de l’intégration des connaissances autochtones en proposant de la recontextualiser dans ses dynamiques de pouvoir historiques et structurelles. Il est, en ce sens, crucial de refuser les recherches qui perpétuent une exploitation des ressources épistémiques de certains groupes— notamment des groupes minoritaires et marginalisés. Pour ne pas être subsumée par des paradigmes de recherche dominants, l’intégration des connaissances devrait d’abord se faire dans les termes des méthodologies autochtones, tout en donnant le contrôle des processus de recherche à ces communautés.
Conflits d’intérêts
L’autrice n’en déclare aucun.