Diffusée depuis 2003, Occupation double (OD) est une émission de téléréalité, où les candidat·es cherchent l’amour dans des destinations paradisiaques. Chaque année, l’émission devient un rendez-vous télévisuel et un sujet de conversation incontournable, tout particulièrement chez les adolescent·es et les jeunes adultes. C’est d’ailleurs une des productions les plus populaires de la chaine Noovo : elle a attiré jusqu’à 650 000 téléspectateur·trices pour la saison 2022 (Salle de presse Bell Média, 2022). L’émission est souvent critiquée pour sa reproduction de modèles hétéronormatifs et patriarcaux, et pour sa présentation de stéréotypes liés au genre ou à la beauté. Des études se sont aussi intéressées aux relations entre OD et ses commanditaires, ou le capitalisme en général (Menvielle, Reference Menvielle2012 ; Dussault St-Pierre et Grenier, Reference Dussault St-Pierre and Grenier2021).
Dans cet article, nous allons plutôt nous pencher sur les relations présentées dans cette émission. Est-ce que la manière dont les candidat·es se comportent et la manière dont les couples se forment peuvent avoir un impact sur leur vision de l’amour, mais aussi sur celle des téléspectateur·trices ? La reproduction de stéréotypes sexistes par les téléréalités amoureuses a déjà été étudiée. Par exemple, une étude sur l’émission The Bachelor a démontré non seulement que celle-ci entretenait les idées selon lesquelles les femmes seraient des objets sexuels, les rencontres une forme de jeu et les hommes seulement motivés par le sexe, mais aussi que le réalisme de ce genre d’émission encourageait les téléspectateur·trices, tout particulièrement les hommes, à adopter ce genre d’idées (Ferris etal., Reference Ferris2007). De la même manière, une étude sur l’émission Love Island a donné à voir que ce genre de contenu télévisuel perpétue des attitudes sexistes et hétéronormatives qui désavantagent les femmes (Denby, Reference Denby2021). Dans le cas d’OD, un mémoire de maitrise en communication sociale déposé en 2012 a établi une certaine corrélation entre les comportements amoureux des candidat·es et certaines attitudes adoptées par des adolescent·es (Berthiaume, Reference Berthiaume2012). Dans cet article, nous allons tenter de démontrer que les relations amoureuses qui se développent à l’écran sont des formes ludifiées d’amour. La ludification de l’existence est l’application de la structure des jeux à nos objectifs réels, dans le but d’augmenter notre motivation à les poursuivre. Notre hypothèse se basera notamment sur la critique de la ludification présentée par C.Thi Nguyen dans Games : Agency as Art, publié en 2020.
D’abord, pour expliquer ce qu’est la ludification de l’existence et préciser la position de Nguyen à ce sujet, nous confronterons deux théories : celle de Jane McGonigal, qui soutient la ludification de l’existence, et la critique de Nguyen, qui considère ce processus comme dangereux en raison de la capture de valeur qu’il implique, laquelle simplifie nos valeurs et nos objectifs, ce qui peut affecter notre autonomie. Ensuite, en nous appuyant sur la théorie de l’amour approprié de Hichem Naar (2022 ; Reference Naar2021), nous exposerons comment les relations présentées dans OD, souvent développées rapidement par contrainte de temps, peuvent être comprises comme des formes simplifiées de cet amour, les rendant ainsi inappropriées. Enfin, nous explorerons certaines conséquences possibles de la consommation de téléréalités comme OD, où l’amour est ludifié.
1. Jeux, ludification et téléréalités
Les jeux, et plus particulièrement les jeux vidéos, sont de plus en plus populaires auprès d’une large part de la population. En 2020, 57 % des adultes québécois affirmaient jouer à des jeux vidéos et leur temps de jeu moyen était de huit heures par semaine. La même année, 85 % des enfants et adolescent·es québécois·es s’adonnaient à cette activité, avec un temps de jeu hebdomadaire s’élevant en moyenne à plus de quatorze heures (Association canadienne du logiciel de divertissement, 2020). Selon la conceptrice de jeux vidéos et chercheuse Jane McGonigal, cet intérêt grandissant pour les jeux vidéos démontre que la réalité serait en quelque sorte « brisée », et qu’il serait nécessaire de chercher dans les jeux les moyens de la réparer. Les jeux susciteraient un engagement sans réserve à l’égard d’un défi ou un obstacle. Selon certaines études en psychologie, ils provoquent des états émotionnels particuliers, un stress positif, ce qui nous rend plus créatifs, plus optimistes et plus susceptibles de coopérer avec les autres. Dans la vie de tous les jours, de nombreuses activités répétitives nous ennuient, mais il existe une solution technologique aux travaux fastidieux : les jeux vidéos. Dans certains jeux vidéos, il est nécessaire d’accomplir certaines tâches répétitives pour affuter certaines compétences (grinding). Ces tâches ne nous semblent toutefois pas fastidieuses ou ennuyeuses, car les mécanismes de récompense des jeux vidéos nous permettent de voir clairement notre développement dans ces compétences. Ce genre de récompenses pourrait être et est déjà reproduit dans les milieux de travail ou d’entrainement physique afin d’encourager les gens à mener à terme leurs activités quotidiennes souvent monotones. En fait, selon McGonigal, nous devrions ludifier nos vies afin d’exploiter le pouvoir motivant du jeu. En ludifiant le travail, l’éducation ou l’activité physique, il serait non seulement possible d’augmenter notre motivation à effectuer ces activités, mais celles-ci deviendraient également amusantes (McGonigal, Reference McGonigal2011 ; Chapin, Reference Chapin2011 ; Nguyen, Reference Nguyen2021).
Les jeux ne sont pas nécessairement passifs ou relaxants. Au contraire, ils aiguisent notre attention, nous aident à rester concentrés, à nous fixer des objectifs clairs et à les atteindre. Il serait donc bénéfique d’appliquer nos connaissances des jeux et de ce qui les rend addictifs afin de convaincre les gens de surmonter des défis de la vie réelle. Dans la vie de tous les jours, des motivations externes causent parfois de l’anxiété, alors qu’il est possible de ressentir de l’excitation et d’être ambitieux à l’égard d’un projet grâce à une motivation interne. Selon McGonigal, les jeux— les jeux vidéos surtout, mais aussi d’autres types de jeux plus « terre à terre »— peuvent provoquer ces sentiments positifs. C’est pourquoi transformer quelque chose de difficile, comme rencontrer une personne et développer des sentiments amoureux, en un jeu, comme une émission de téléréalité amoureuse, est aussi séduisant. Il serait faux de croire que les bénéfices des jeux proviennent du fait que ceux-ci ne sont pas réels. Au contraire, c’est plutôt la structure des jeux qui nous permet d’être optimistes, ambitieux ou coopératifs. Il serait donc possible de transposer les bénéfices des jeux aux choses qui comptent pour nous en créant une structure semblable à celle des jeux dans le monde réel. Selon McGonigal, il ne faut pas considérer les jeux comme étant distincts de la vie et du travail. Les jeux auraient le potentiel d’améliorer notre quotidien, et ultimement d’augmenter notre qualité de vie, voire de nous aider à nous pencher de façon plus optimale sur les défis de société qui se trouvent devant nous. Les montres connectées, ces systèmes d’entrainement qui permettent de suivre sa progression, sont un bon exemple de ludification. Alors que l’entrainement physique peut être une activité ardue et peu motivante, un système de récompense et de suivi accroit la motivation à pratiquer un sport (McGonigal, Reference McGonigal2011 ; Chapin, Reference Chapin2011).
C. Thi Nguyen est quant à lui beaucoup moins enthousiaste face à la possible ludification de notre existence. Selon lui, McGonigal et les autres penseur·euses en faveur de la ludification négligent un revers important de celle-ci : elle change la nature de nos objectifs. Même si la ludification peut augmenter la motivation, elle risque aussi de modifier nos objectifs et nos valeurs, ce qui n’est pas toujours souhaitable. En effet, Nguyen soutient que si nous aspirons constamment à la clarté dans nos valeurs, nous serons alors attirés par les milieux sociaux ou les institutions qui présentent les valeurs comme artificiellement claires, qui procurent la même satisfaction que les jeux. Ce changement de paradigme est néfaste, car nous rechercherons continuellement des systèmes de valeurs simplifiés, et éviterons les systèmes de valeurs plus subtils. En important la clarté que l’on trouve dans les jeux dans notre quotidien, nous risquons aussi d’ébranler nos objectifs et notre autonomie. Selon Nguyen, la ludification peut affecter notre autonomie de deux manières. D’une part, elle perturbe la cohérence entre nos désirs passagers et les désirs de notre moi authentique. D’autre part, elle altère notre capacité à ajuster nos désirs, nos motivations et nos actions aux vraies raisons qui les influencent. Il serait donc dangereux d’encourager, de concevoir et d’utiliser des systèmes excessivement ludiques dans nos vies (Nguyen, Reference Nguyen2020).
Dans son livre, Nguyen se concentre sur une facette en particulier de la ludification : l’attrait motivationnel de la clarté des valeurs. Selon ce dernier, les jeux nous permettent de faire l’expérience de la clarté des valeurs, ce qui les rend extrêmement satisfaisants. La clarté des valeurs dans les jeux se définit selon lui par trois caractéristiques : applicabilité, commensurabilité et classabilité (Nguyen, Reference Nguyen2020).
Premièrement, les valeurs qui se trouvent dans les jeux sont faciles à appliquer. Dans notre vie ordinaire, nous devons jongler avec des valeurs intangibles et abstraites comme le bonheur ou notre jugement. Lorsque nous prenons des décisions, il est parfois difficile de savoir si elles sont bénéfiques ou non. Au contraire, il est facile d’évaluer le résultat d’un jeu : il suffit de le comparer à son but. Aussi, le but du jeu lui-même est facile à comprendre, il est souvent exprimé en termes de points ou selon certaines conditions de victoire (Nguyen, Reference Nguyen2020).
Deuxièmement, les valeurs ludiques sont en général facilement commensurables, c’est-à-dire qu’elles se mesurent en fonction d’une échelle commune. Les produits que l’on peut acheter dans un magasin sont un exemple de bien économiquement commensurable. Nos valeurs plus profondes ne peuvent pas être évaluées aussi facilement. Dans les jeux, il est beaucoup plus facile de comparer des valeurs plurielles, puisque la valeur de toutes nos actions peut être évaluée en fonction de sa relation avec le but du jeu (Nguyen, Reference Nguyen2020).
Troisièmement, si les valeurs dans les jeux sont commensurables, elles sont également classables. Dans notre vie ordinaire, la valeur relative de nos actions est difficilement comparable. Au contraire, dans les jeux, nos résultats sont faciles à classer, puisqu’ils sont quantifiés (Nguyen, Reference Nguyen2020).
Les émissions de téléréalité peuvent être comparées à des jeux, puisqu’elles simplifient des situations complexes et incluent parfois un aspect de compétition. Il serait alors possible d’évaluer les téléréalités amoureuses— dans notre cas, l’émission OD— afin d’apprendre quelque chose d’intéressant sur une version ludique de l’amour. Selon de nombreux chercheurs, la téléréalité n’offre pas d’informations utiles sur notre société, en raison de ses clichés et de son côté vulgaire (Dupont, Reference Dupont2007). Au contraire, nous soutenons qu’il ne faut pas sous-estimer la signification et l’importance de la téléréalité dans la société. Dans son livre sur la téléréalité, Luc Dupont définit celle-ci très simplement, à l’aide de trois critères :
-
1) Il s’agit d’un format d’émission qui met en scène un « réel imaginaire » à l’aide de caméras qui simulent le plus souvent la prise d’images en continu par diverses techniques,
-
2) d’un cadre artificiel avec de vraies personnes, connues ou inconnues, qui évoluent dans des conditions dramatisées et scénarisées par les médias, et
-
3) d’un type d’émission qui demande souvent la participation active des téléspectateurs. (Dupont, Reference Dupont2007, p.8.)
Nous choisissons d’adopter cette définition pour le reste de l’article, ainsi que de présenter d’autres observations figurant dans ce livre, puisqu’il a été écrit à partir du point de vue des médias québécois. OD étant un produit purement québécois, malgré l’existence de bien d’autres téléréalités amoureuses, nous trouvons intéressant de nous référer à des sources québécoises, lorsque c’est possible.
L’émission OD présente la vie de personnes célibataires qui partagent le même but : trouver l’amour. Les téléspectateur·trices peuvent donc les suivre dans cette quête, tout en étant témoins des passions, déceptions et désirs des candidat·es. En plus de faire de nouvelles rencontres, ces dernier·ères ont la chance de voyager dans des endroits romantiques et exotiques, en couple ou entre ami·es. Les candidat·es ont aussi la tâche de s’éliminer entre eux·elles au fil des semaines, afin qu’un seul couple soit couronné gagnant et remporte un grand prix d’une valeur de plusieurs centaines de milliers de dollars (Productions J). Il est important de signaler que le type d’amour présenté à OD est traditionnellement hétéronormé. Les candidat·es habitent donc généralement dans des maisons séparées par le genreFootnote 1 et se réunissent lors d’activités, de voyages ou de fêtes. C’est dans ces moments qu’ils pourront faire connaissance et, ultimement, tomber amoureux. Soulignons ici que, excluant les voyages et les activités hors des maisons, les candidat·es passent très peu de temps ensemble. Chaque semaine, les « gars » et les « filles » peuvent se rencontrer lors des cinq à sept et des fêtes thématiques. Au total, ces deux activités durent à peine plus de deux heures. Ce n’est donc qu’une poignée d’heures par semaine qui leur est allouée afin de créer des connexions amoureuses fortes, ou du moins assez fortes pour espérer gagner le jeu (Fortier, Reference Fortier2022). Finalement, ce n’est qu’à la fin de l’émission, loin des caméras, que les couples peuvent passer de longs moments ensemble. Cela nécessite souvent une adaptation et peut entrainer la fin de certaines relations.
2. Capture de valeur et Occupation double
Selon Nguyen, l’aspect le plus insidieux de la ludification de l’existence est l’attrait motivationnel de la clarté des valeurs. Il exemplifie le danger de cet attrait par le phénomène de la capture de valeur [value capture]. Pour illustrer simplement ce processus, il est possible de reprendre l’exemple des montres d’entrainement. Lorsque nous achetons ce genre de montre, c’est dans le but de faire plus de sport, puisque c’est bénéfique pour notre santé physique et mentale. Au début, la montre, avec sa rétroaction constante, augmentera grandement notre motivation. Cependant, au fil du temps, il est possible de perdre de vue la raison de son utilité, et de chercher seulement à atteindre un certain nombre de pas par jour, sans nécessairement nous préoccuper des raisons que nous avions au départ de pratiquer un sport. Les valeurs simplifiées deviennent le principal guide de nos raisonnements pratiques. La façon dont nous nous représentons nos valeurs change. Dans le cas de la montre d’entrainement, nous en venons à lier directement le nombre de pas à la santé. Toutefois, ce raisonnement peut ultimement se faire au détriment de celle-ci (Nguyen, Reference Nguyen2020).
Le problème de la capture de valeur n’est pas seulement qu’elle peut nous orienter dans des directions contreproductives, mais aussi que nos valeurs peuvent être transformées par la clarté de leur simplification. La capture de valeur consiste à utiliser de manière inappropriée les motivations et les mécanismes des jeux dans un contexte non ludique, ce qui peut nuire à notre autonomie (Nguyen, Reference Nguyen2020).
Selon Nguyen, la capture de valeur suit un processus en quatre étapes. À la première étape, nos valeurs sont riches et subtiles. En effet, nos actions sont guidées par une foule de valeurs complexes, que nous devons considérer avant chaque décision. De plus, nos décisions sont influencées par les personnes que nous côtoyons, qui possèdent elles-mêmes un système complexe de valeurs. À la deuxième étape, il est possible de rencontrer des versions simplifiées— et souvent quantifiées— de ces valeurs dans les jeux. Nos interactions avec notre propre système de valeurs et celui des autres peuvent parfois nous laisser confus, d’où l’intérêt des jeux, qui présentent les valeurs et les buts d’une façon claire et précise. À la troisième étape, ces versions simplifiées en viennent à remplacer nos valeurs plus riches dans nos raisonnements et dans notre motivation. Finalement, ce processus de capture de valeur dégrade nos vies. On peut parler de capture de valeur lorsque la valeur simplifiée guide nos raisonnements pratiques. La manière dont l’agent·e perçoit ses valeurs change ; celles-ci sont transformées par l’attrait de la simplification (Nguyen, Reference Nguyen2020).
Les valeurs quantifiées sont souvent séduisantes, mais elles sont problématiques parce qu’elles sont aussi simplifiées. Leur quantification facilite leur utilisation, permettant la collecte et l’analyse de données à grande échelle. Mais la quantification a un prix : elle simplifie les valeurs. Simplifier peut être utile, mais cela peut également priver de quelque chose de plus complexe et subtil. Selon Nguyen, la capture de valeur nous fait perdre le contact avec la richesse de nos valeurs. Les valeurs simplifiées n’en demeurent pas moins attrayantes, c’est ce qui explique le plaisir ludique que nous éprouvons face à leur clarté. De plus, lorsque notre succès se mesure au moyen de valeurs simplifiées, les autres peuvent plus facilement le reconnaitre. Ensuite, le mécanisme de remplacement des valeurs, qui définit le processus de la capture de valeur, est dangereux. Dans un jeu, nous instrumentalisons nos fins pour des raisons esthétiques et hédonistes. Instrumentaliser des fins temporaires dans le cadre d’un jeu n’est pas un problème, mais nos fins durables, hors des jeux, ne devraient pas être instrumentales. Nos fins durables devraient être fondées sur de véritables valeurs dans le monde. En instrumentalisant nos fins dans des situations qui ne sont pas ludiques, nous adoptons des représentations simplistes de ce que sont les désirs pertinents (Nguyen, Reference Nguyen2020).
De plus, selon Nguyen, un autre danger de la capture de valeur réside dans son impact sur notre autonomie. On pourrait penser que faire évoluer nos valeurs, les modifier, est tout simplement une façon de nous améliorer, ce qui n’aurait pas d’impact négatif sur notre autonomie. Afin d’expliquer en quoi ce point de vue est erroné, Nguyen introduit la notion de dérive heuristique. On parle de dérive heuristique lorsque la façon dont nous nous représentons nos valeurs, dont nous cherchons à les utiliser, est capturée, éloignée de nos valeurs réelles. Puisque nos valeurs sont complexes et parfois difficiles à appliquer dans des situations ambigües, nous utilisons souvent des principes et des représentations simples, qui peuvent être facilement appliqués aux situations. C’est ce qu’on appelle des principes heuristiques d’action [heuristic principles of action] ou des expressions heuristiques de valeur [heuristic expressions of value]. La dérive heuristique survient lorsque nos efforts de définition heuristique sont attirés sur une voie différente par les plaisirs ludiques et par la clarté des valeurs ludiques. Nguyen considère que ce processus est semblable à la faiblesse de la volonté. La capture heuristique menace notre autonomie, parce qu’elle détourne nos efforts de maitrise de soi vers des cibles plus ludiques. Enfin, pour Nguyen, la capture de valeur peut être dangereuse, car elle ébranle l’autonomie en réduisant l’espace de nos valeurs. Lorsque nous sommes séduits par les plaisirs ludiques et que nous les exportons dans notre vie non ludique, nous renonçons à une partie de la richesse de notre réflexion par rapport à nos valeurs, et ainsi à notre capacité à les valoriser. Ainsi, la clarté des valeurs associée aux jeux exerce une pression particulière sur notre structure motivationnelle. Au quotidien, l’utilisation de valeurs simplifiées nous permet de faire l’expérience de la facilité liée à cette clarté dans toutes nos actions. Même si ce processus est mené de manière autonome, sa conséquence reste la perte d’autonomie. Bref, la capture de valeur menace notre autonomie, car elle simplifie nos valeurs complexes en les réduisant à des critères facilement mesurables, comme ceux trouvés dans les jeux. Cela nous pousse à préférer des objectifs clairs et simples, ce qui diminue notre capacité à explorer et apprécier les valeurs plus riches et nuancées de la vie réelle. En fin de compte, cela limite notre liberté de choisir et de valoriser ce qui est vraiment important pour nous (Nguyen, Reference Nguyen2020).
La manière dont les couples se forment à OD peut être comparée au processus de capture de valeur. En effet, le processus de rencontre amoureuse y est simplifié et quantifié. C’est-à-dire que l’amour est simplifié à un intérêt de surface et est quantifié selon la capacité du couple à suivre un certain script : les premières rencontres, le premier baiser, la première « Nuit de l’amourFootnote 2 », etc. La capture de valeur est exemplifiée par la difficulté des couples à établir des connexions plus profondes, qui sont nécessaires pour le développement d’un amour authentique. Cette difficulté se manifeste par le fait que les candidat·es n’ont pas le temps ou l’envie de connaitre vraiment l’autre personne.
D’une part, à OD, les couples sont poussés à se former rapidement, sous peine d’être jugés par les autres. Les candidat·es ont donc très peu de temps pour apprendre à se connaitre. Une discussion entre Raimi et Koralie-Maya, deux candidat·es de la saison 2022 d’OD, illustre cette incitation à développer promptement des sentiments amoureux. Lors d’une soirée, ces dernier·ères, qui sont considéré·es par plusieurs comme un couple, discutent de la réticence de Raimi à entrer clairement en relation avec Koralie-Maya. C’est pourquoi elle affirme qu’elle est en colère :
Koralie-Maya (K-M) : Je suis fâchée, je ne vais pas te mentir.
Raimi (R) : Pourquoi est-ce que tu es fâchée ?
K-M : Parce que là j’ai un problème. J’ai demandé une chose : c’est que je n’aille pas l’air d’une nouille devant le Québec au complet, mais j’ai l’impression que c’est ça que tu es en train de faire.
R : J’ai de l’intérêt pour toi ça c’est clair, je ne veux pas te mentir par rapport à ça. C’est juste que je sentais à l’intérieur de moi que tu ne respectais pas le fait que je voulais prendre mon temps. C’est ça que j’ai senti, mais tu peux me dire que j’ai tort.
K-M : Le fait que ça soit lent, puis que je voie les autres qui vont vraiment vite, c’est que je me dis : est-ce que tu as un réel intérêt envers moi ? C’est juste ça.
R : Oui, mais je te l’ai dit.
K-M : Tu ne me l’as pas vraiment dit, à part maintenant ! Non !
R : Pourquoi non ?
K-M : Par exemple, tu ne m’as jamais dit que j’étais belle. (Occupation double Martinique, épisode 62)
De plus, la majorité des courtes discussions qu’ont les candidat·es est tournée vers le jeu lui-même. Ils ne prennent pas souvent le temps de discuter de leurs valeurs, de leurs plans pour l’avenir ou de ce qu’est leur vie hors d’OD. Ce manque de profondeur peut être observé dans le couple formé par Alexandra et Robin, qui ont participé à la saison 2021 de l’émission. Le public a souligné à de nombreuses reprises le fait que leurs conversations étaient majoritairement à propos du jeu. Par exemple, lors d’une soirée, le couple a une discussion difficile à propos d’un autre candidat, qui aurait tenté de salir l’image de Robin. Alors qu’Alexandra tente de calmer Robin et de parler d’autre chose, il entre dans une colère intense, puisque son image est très importante pour rester dans le jeu.
Alexandra (A) : Arrête d’être en colère deux minutes, il nous reste dix minutes ensemble.
Robin (R) : Il nous reste dix minutes ensemble, mais je n’ai rien d’autre à dire.
A : OK, mais j’étais contente quand même de te voir. C’est quoi ton but dans la vie, rester à Occupation double le plus longtemps possible ?
R : Non, mais j’ai le gout de me rendre le plus loin que je peux, c’est ce qui se passe. Parce que sinon je serais parti il y a vraiment longtemps. Je reste parce que j’ai du monde ici. Y’a du monde qui m’intéresse : Steven est mon ami, toi tu m’intéresses. C’est tout. (Occupation double dans l’Ouest, épisode 36)
Même si la ludification de la vie est valorisée par de nombreuses personnes et institutions, Nguyen considère qu’il faut s’en méfier. La clarté des valeurs apportée par les jeux menace notre autonomie de manière insidieuse lorsqu’elle est appliquée à la vie ordinaire. Pour les concepteurs de jeux, il est facile de créer des valeurs claires parce qu’elles y sont totalement artificielles. Toutefois, appliquer cette clarté à la vie quotidienne, c’est essayer de l’imposer à une foule de valeurs déjà existantes. C’est le problème des téléréalités amoureuses comme OD. L’équipe de production derrière le jeu tente d’appliquer des valeurs simplifiées à la complexité des relations interpersonnelles.
On peut ainsi affirmer que la version de l’amour présentée dans l’émission OD constitue un exemple de capture de valeur. Il est d’ailleurs possible de reprendre le processus en quatre étapes défini par Nguyen, et de l’adapter à la valeur de l’amour dans OD. Premièrement, les considérations internes qui expliquent notre affection pour une personne sont riches et subtiles. En effet, nos sentiments amoureux sont guidés par un processus complexe, qui prend en compte les caractéristiques dignes d’amour d’une autre personne, ainsi que notre relation avec celle-ci. Deuxièmement, OD offre une version simplifiée de ces considérations, en poussant les candidat·es à former des couples rapidement et en n’encourageant pas le développement de relations profondes. Troisièmement, ces considérations simplifiées remplacent les considérations plus riches à l’égard de l’être aimé dans les raisonnements et les motivations des participant·es de l’émission. Finalement, les relations amoureuses à l’écran, mais aussi notre propre conception de l’amour, en souffrent. Afin de mieux comprendre ce processus de capture de l’amour, il est toutefois nécessaire de se questionner sur ce que représente une vision riche et subtile de l’amour. La théorie de Hichem Naar sur la rationalité des raisons d’aimer représente un bon point de départ afin de juger de l’authenticité des relations à l’écran.
3. Les raisons d’aimer : comparaison entre la théorie et les relations à l’écran
Afin d’évaluer les relations à OD, il est nécessaire de se tourner vers les différentes positions sur la normativité de l’amour. En effet, il convient d’expliquer pourquoi il existe des raisons rationnelles d’aimer si l’on veut déterminer en quoi les relations à l’écran diffèrent de la norme rationnelle. Sur la question de la normativité de l’amour, il est possible d’adopter deux positions différentes. D’une part, suivant le point de vue de l’absence de raisons, il n’existerait pas de raisons apparentes d’aimer auxquelles l’amour pourrait être sensible. C’est-à-dire que l’amour ne serait pas une réponse rationnelle à des raisons. D’autre part, du point de vue opposé, il existerait des raisons apparentes à l’amour, et l’amour y serait sensible. C’est-à-dire que l’amour serait une réponse rationnelle à certaines raisons. Pour le bien de notre argumentation, nous adopterons cette deuxième vision. Nous utiliserons la théorie de l’amour approprié de Hichem Naar (Reference Naar2021 ; Reference Naar2022), afin d’expliquer dans quelle mesure certains éléments nécessaires à la fondation des raisons d’aimer font défaut dans l’émission OD.
Si l’amour est rationnel, il relève de la croyance, de l’intention, du choix, de l’action et de l’émotion, plutôt que des pulsions, des sensations et des expériences perceptives. En tant que réponse rationnelle, l’amour appartient aux états mentaux soumis à des contraintes normatives. C’est-à-dire que l’amour est semblable aux croyances, et diffère des sensations et des pulsions. De ce point de vue, puisqu’il existe des raisons normatives à l’amour, on peut se demander si quelqu’un a de bonnes raisons d’aimer, de continuer à aimer ou de cesser d’aimer une personne donnée. Si l’amour peut être jugé rationnellement, il est soumis à des normes. Ainsi, aimer quelqu’un serait rationnel si cela répond à une évaluation selon des normes de rationalité. Autrement dit, en tant que réponse rationnelle, l’amour est guidé par des raisons normatives (Naar, Reference Naar2022).
Lorsque nous nous questionnons sur la rationalité de l’amour, il est nécessaire de nous demander si l’amour pour certaines personnes ou certaines choses est approprié. Comme la peur peut être une réponse appropriée à certaines situations, l’amour aussi est la réponse appropriée à certaines personnes plus qu’à d’autres. Ces deux émotions— la peur et l’amour— sont ce qu’on appelle des émotions paradigmatiques, c’est-à-dire qu’elles possèdent certaines caractéristiques qui les rendent appropriées, méritées ou adéquates à leurs objets. Par exemple, il est approprié de ressentir de la peur lorsque nous tombons sur un ours lors d’une randonnée. Il n’est toutefois pas rationnel d’être apeuré en pensant aux ours du Miller Zoo lorsque nous étudions à l’Université Laval, puisque ceux-ci se trouvent à plus de 60 km de la ville de Québec. De la même manière, il existerait des considérations qui font de l’amour une réponse appropriée, méritée ou adéquate à son objet. Certains faits pourraient donc expliquer ou réfuter notre amour envers une personne, tout comme certains faits peuvent expliquer ou réfuter notre peur. De plus, l’amour et la peur sont des émotions paradigmatiques doublement sélectives, c’est-à-dire que, lorsque nous sondons leur pertinence, il est nécessaire de nous poser deux questions par rapport à leur caractère approprié, mérité ou adéquat (Naar, Reference Naar2021). À l’égard de la rationalité de l’amour, nous devons donc nous demander :
-
1. Quels types de choses sont généralement dignes d’amour (c’est-à-dire les choses « aimables ») ?
-
2. Parmi les choses dignes d’amour, quels sont les cas particuliers qu’il convient effectivement à un individu donné d’aimer ? (Naar, Reference Naar2021, p.987 ; nous traduisons)
Par exemple, si Charles est amoureux de Chantale, une femme agréable et blonde, pourquoi n’est-il pas aussi amoureux de Charlie, une femme également agréable et blonde ? C’est parce que ce n’est pas le potentiel d’aimer une personne en général qui explique l’amour, mais plutôt des raisons en lien avec une personne en particulier. Une théorie sur les raisons d’aimer doit donc être en mesure d’expliquer pourquoi nous aimons certaines personnes en particulier.
Selon Naar, les raisons d’aimer un individu en particulier combinent à la fois certaines de ses qualités et la manière dont elles se manifestent dans le contexte de la relation avec cet individu. Cette théorie s’appuie sur deux points de vue populaires sur la rationalité de l’amour. Un premier point de vue soutient que l’amour est lié aux qualités de l’être aimé. Si Xpossède de bonnes qualités, il est naturel d’aimer X.Nous aimons Xplutôt que Yparce que Xa des qualités que Yn’a pasFootnote 3 . Cependant, cette perspective ne garantit pas que l’être aimé soit irremplaçable. Une autre personne avec les mêmes qualités pourrait également être aimée. Pourtant, nous avons une forte intuition que l’être aimé est unique et irremplaçable. La vision des qualités permet de répondre à la première question définie plus haut : quels sont les types de choses auxquels il est généralement approprié de répondre par l’amour ? Les choses qui possèdent certaines qualités appréciables sont celles auxquelles il est généralement approprié de répondre par l’amour. Cependant, la vision des qualités ne permet pas de répondre à la deuxième question. Le fait de savoir qu’une personne possède des qualités appréciables n’est pas une raison suffisante pour justifier l’amour (Naar, Reference Naar2021).
Un deuxième point de vue, le point de vue relationnel, avance que l’amour est justifié par la relation entre l’être aimé et nous. Il est rationnel d’aimer X, même si Ya les mêmes qualités, car nous avons un lien particulier avec X(Kolodny, Reference Kolodny2003). Cependant, si notre amour pour Xdécoule de notre relation plutôt que de la personne elle-même, alors l’être aimé semble jouer un rôle secondaire dans les raisons de notre amour. En mettant l’accent sur la relation plutôt que sur la personne, l’être aimé est réduit à un rôle instrumental. Il est cependant contrintuitif de considérer l’être aimé comme irremplaçable tout en lui attribuant une valeur instrumentale (Naar, Reference Naar2021).
Combiner ces deux visions permet d’éviter leurs défauts. L’aspect relationnel enrichit la vision des qualités, car les relations apportent une appréciation unique des qualités de l’être aimé, non transférable à d’autres personnes ayant des qualités similaires (Naar, Reference Naar2021).
Le premier point de vue, celui des qualités, doit être contextualisé, puisque les relations jouent un rôle crucial dans la génération de raisons d’aimer des individus particuliers. Ce sont les relations qui permettent aux qualités pertinentes de se révéler, ce qui favorise le développement d’un amour approprié pour un certain individu. Cette alliance des deux théories permet d’expliquer pourquoi l’être aimé est irremplaçable et comment il est sélectionné, parmi toutes nos relations (Naar, Reference Naar2021).
Il est nécessaire de distinguer l’appréciation des qualités d’une personne que nous offre une relation directe de celle qui provient d’un témoignage. Savoir qu’une personne est généreuse et l’expérimenter sont deux choses différentes, et c’est l’expérience directe qui favorise le développement d’un amour approprié. Interagir avec une personne permet de créer une relation qui ne serait pas possible à travers une simple description. La nature des qualités aimables d’un individu nécessite un contact direct avec celles-ci pour être pleinement appréciées. Les relations interpersonnelles sont donc cruciales pour développer une appréciation pertinente et profonde (Naar, Reference Naar2021).
Nos interactions avec une autre personne sont un contexte privilégié pour apprendre à la connaitre. C’est à travers cette relation directe que l’intérêt peut se transformer en un amour approprié. L’expérience des qualités d’une autre personne permet de développer cet amour. L’importance de la relation souligne également l’aspect temporel de l’amour basé sur des raisons : un amour basé sur une relation superficielle, sans interactions personnelles suffisantes, ne serait pas approprié. Les qualités d’une personne ne peuvent être pleinement comprises qu’au moyen d’une connexion personnelle, ce que seules les relations peuvent fournir (Naar, Reference Naar2021).
Lorsque l’on atteint une compréhension profonde des qualités d’une personne, il est normativement approprié de l’aimer. En fait, cet amour est le plus convenable, même si une autre personne possède des qualités similaires. Puisqu’il est impossible de comprendre pleinement les qualités d’une autre personne sans une relation directe, transférer son amour d’une personne aimée vers une autre serait inapproprié (Naar, Reference Naar2021).
Les deux couples d’OD présentés plus haut n’ont finalement pas fonctionné. Raimi s’est tourné vers une autre candidate et Robin a fait de même. Ces deux nouveaux couples n’ont toutefois pas non plus survécu à la fin de leurs saisons respectives. Ces relations ne satisfaisaient pas aux critères qui auraient pu faire d’elles des relations amoureuses appropriées selon Naar. En effet, puisque le jeu d’OD exige des couples qu’ils entrent rapidement en relation, il leur est impossible d’atteindre la compréhension pertinente en ce qui concerne les qualités d’une personne. De plus, les couples sont souvent amenés à parler du jeu lui-même plutôt que de leurs valeurs ou de leurs plans pour la vie hors de la téléréalité. Ce qui ne permet pas non plus de révéler les qualités d’un individu qui favorisent le développement d’un amour approprié pour celui-ci.
Intéressons-nous ici à un autre couple formé à OD : Mia et Simon, candidate et candidat lors de la saison 2023 de l’émission. Une différence notable entre eux et les couples présentés plus haut : les deux candidat·es sont encore en couple au moment d’écrire ces lignes. Lors d’un voyage en Norvège, Mia et Simon partagent un moment intime, et s’embrassent pour la première fois. En narration hors champ, Simon souligne que le couple a attendu longtemps avant de faire ce pas dans la relation
Simon (S) [narration] : Ça vaut la peine d’attendre, je recommande à la maison. Attendez le plus longtemps avant de frencher votre date.
Mia [narration] : C’est ça.
S [narration] : C’est ça. […] Enfin ! L’attente en valait la peine. (Occupation double Andalousie, épisode 41)
En comparaison, les premiers « frenchs » de la saison avaient eu lieu deux semaines avant, lors de la troisième semaine de l’émissionFootnote 4 . Ici, les deux candidat·es ont choisi de ne pas adhérer au processus de l’amour accéléré d’OD, ce qui a peut-être aidé le couple à avoir accès à une forme d’amour plus authentique.
Il n’est pas normativement convenable d’aimer l’autre dans le cadre des relations superficielles présentées dans l’émission. C’est pourquoi il est possible de penser qu’OD transforme l’amour et les relations interpersonnelles en général en une forme de jeu. Comme nous l’avons déjà évoqué, Nguyen définit la ludification par une amplification de notre motivation à agir via l’utilisation de certains buts ressemblant au jeu, laquelle modifie les objectifs de nos actions et les valeurs auxquelles nous accordons de l’importance.
4. Est-ce qu’Occupation double peut changer notre propre vision de l’amour ?
Quel genre d’influence la téléréalité a-t-elle sur nos vies ? Est-ce que cette vision appauvrie de l’amour présentée dans OD pourrait aussi affecter la vision de l’amour des téléspectateur·trices ? Comme le souligne Dupont dans son ouvrage sur la téléréalité, les personnes qui consomment des émissions de télévision construisent des relations avec les personnalités médiatiques et utilisent les informations tirées de ce qu’elles regardent dans leurs interactions avec les autres. C’est-à-dire que la télévision exerce une influence sur nos représentations des relations interpersonnelles, sur nos stéréotypes sexuels ou sur la mode, par exemple. La téléréalité, en tant que phénomène culturel, utilise des images, des signes et des symboles afin de modeler l’environnement et les modes de vie. Ainsi, « les contenus de la téléréalité peuvent être analysés à la fois comme le reflet partiel de la société, mais aussi comme une source d’influence possible sur les stéréotypes et les images qui circulent parmi les individus » (Dupont, Reference Dupont2007, p.48). La culture suppose un double rapport au monde : elle est un milieu et un horizon. Nous avons à la fois une expérience spontanée de la culture et une expérience médiatisée à travers des objets culturels. La téléréalité nous permet d’observer des modes de vie, des modèles d’identification, des normes, des croyances et des valeurs. Elle constitue un intermédiaire qui nous montre comment penser, comment agir, quoi et comment consommer, comment vivre le loisir, le travail, l’amour et la sexualité (Dupont, Reference Dupont2007).
La téléréalité pourrait donc avoir un impact sur les relations interpersonnelles des spectateur·trices, car elle les modifie en faisant de la consommation la seule lentille pertinente pour les analyser. Ce constat rejoint les inquiétudes de Nguyen face à la ludification de notre existence. La téléréalité, comme la ludification, peut modifier nos buts en nous faisant adopter de nouvelles formes de valeurs. Avec ses récits universels et ses stéréotypes, elle présente les valeurs de manière artificielle et claire, procurant une satisfaction comparable à celle des jeux. En cherchant à transposer dans nos vies la clarté des valeurs d’OD, nous risquons de compromettre nos objectifs amoureux et notre autonomie relationnelle. Encourager, concevoir et utiliser des systèmes ludiques comme celui d’OD pourrait être dangereux. Le processus de capture de valeur présent dans le jeu d’OD pourrait également influencer les relations interpersonnelles des téléspectateur·trices.
Comme l’écrit la journaliste de Vice Rachel Barker, les émissions de téléréalité de rencontres amoureuses
misent sur le drame et se fichent éperdument de savoir à quoi ressemblent des relations saines, sans parler de la façon de les trouver ou de de les faire durer longtemps. Et même si la téléréalité est un bon moyen de s’amuser, les leçons qui en découlent ont un impact sur notre conception de ce qui est normal. (Barker, Reference Barker2023 ; nous traduisons)
La ludification de l’amour pourrait donc altérer notre autonomie de deux manières différentes. Premièrement, il est possible d’imaginer une relation amoureuse qui serait affectée par une forme de dérive heuristique. Notre représentation de l’amour comme processus complexe, qui allie des qualités dignes d’amour et une relation profonde, serait modifiée au profit d’une vision de l’amour ludifiée. La façon dont nous nous représentons l’amour et les relations interpersonnelles en général s’éloignerait d’une représentation réelle. Cette capture heuristique de l’amour menace notre autonomie, parce qu’elle détourne nos efforts de recherche de connexion profonde vers des connexions ludiques, simplifiées. Deuxièmement, la capture de valeur ébranle notre autonomie relationnelle, parce que lorsque nous transposons une vision ludique de l’amour dans notre vie non ludique, nous renonçons à une partie de la richesse de notre réflexion sur l’amour. Au quotidien, l’utilisation d’une vision simplifiée des relations interpersonnelles nous permet de faire l’expérience de la facilité liée à la clarté des valeurs dans notre recherche de l’amour. Même si ce processus est mené de manière autonome, il n’en résulte pas moins une perte d’autonomie. En effet, une vision simplifiée de l’amour ne nous donne qu’une variété appauvrie d’attitudes valorisantes avec lesquelles nous pouvons interagir à l’intérieur de nos relations, ce qui représente une perte d’autonomie non négligeable.
En présentant des couples qui se forment de manière superficielle, OD ne valorise pas une forme d’amour approprié, tout particulièrement lorsque cette forme d’amour simplifié est mise de l’avant par les couples gagnants de l’émission. En effet, même les couples ayant été élus par le public, qui ont gagné des prix totalisant plusieurs centaines de milliers de dollars, ne sont pas à l’abri de l’amour ludique. Si certains couples qui ont été couronnés vainqueurs sont encore ensemble aujourd’huiFootnote 5 , d’autres ne l’étaient déjà plus lors de la diffusion de la finale. Par exemple, lors de la finale d’OD Portugal, diffusée en décembre 2011, Nancy, qui allait être nommée gagnante de l’édition avec Georges-Olivier, a d’abord refusé le titre, alléguant un manque de communication au sein du couple. Le couple a finalement accepté le prix, mais la relation n’est pas allée plus loin. Le lendemain, après une discussion, la candidate a affirmé qu’elle était « vraiment perturbée, et je n’ai pas eu les réponses auxquelles je m’attendais. J’ai l’impression que je n’ai pas eu assez d’éléments convaincants pour dire : OK, c’est bon, tu peux avoir confiance. J’ai encore des points d’interrogation » (Nadeau, Reference Nadeau2011). On peut voir dans son propos une forme d’hésitation, persistant jusqu’à la fin de son parcours à l’émission, à s’engager dans cette relation. Cela pourrait laisser croire que le manque de profondeur dans les relations présentées à l’écran est aussi ressenti par les candidat·es.
Il faut toutefois souligner que le rôle des téléspectateur·trices des émissions de téléréalité n’est pas fondamentalement passif. Au contraire, les consommateur·trices de télévision peuvent avoir un rôle actif dans le processus de construction des significations du message (Hall, Reference Hall2007 ; Peirce, Reference Peirce1960 ; Sfez, Reference Sfez1990). Par exemple, dès les années 1960, certaines recherches ont révélé que les discours dominants relayés par les médias ne sont pas nécessairement acceptés ou respectés par les auditoires. Les recherches contemporaines sur la communication insistent maintenant sur le rôle actif du récepteur ou de la réceptrice. Si on ne parle que de processus d’uniformisation ou de contrôle social lorsqu’on critique la téléréalité, on utilise une grille de lecture trompeuse qui cache un modèle théorique implicite, c’est-à-dire le modèle mécanique, où le message passe d’un·e émetteur·trice actif·ve vers un·e récepteur·trice passif·ve. Bref, même s’il est possible de s’inquiéter de la ludification des valeurs présentée par OD, il ne faut pas oublier que les téléspectateur·trices adoptent une posture critique à l’égard de ce qu’ils consomment et ne sont donc pas complètement démunis face à ce qui est véhiculé dans les émissions de téléréalité (Dupont, Reference Dupont2007).
Conclusion
Nous avons tenté ici de démontrer que les relations qui se développent dans le cadre de l’émission de téléréalité Occupation double sont des formes ludiques d’amour. Il est nécessaire de se méfier de tout type de ludification, parce que celle-ci peut nous faire perdre de vue les subtilités de nos valeurs. Puisque le jeu d’OD exige des couples qu’ils entrent rapidement en relation, et que ceux-ci n’ont pas souvent l’occasion de parler d’autre chose que du jeu lui-même, il est difficile de développer un amour approprié pour un certain individu. Cette valorisation d’un amour qui n’est pas normativement approprié a par ailleurs le potentiel d’affecter les relations des téléspectateur·trices. D’autres aspects des jeux de téléréalité pourraient être étudiés. Par exemple, Nguyen considère que les jeux nous permettent d’améliorer notre fluidité agentielle— c’est-à-dire notre capacité à adopter des ensembles temporaires d’habiletés et de contraintes, ainsi que des fins provisoires : est-ce aussi le cas pour ce genre de jeu ? Ou est-ce que d’autres pressions dans ce type d’émission pourraient nous empêcher d’avoir recours à différentes formes d’agentivité ? Même si des émissions comme OD ne relèvent que du divertissement, elles peuvent tout de même nous en apprendre beaucoup sur les valeurs et les priorités de notre société.
Conflits d’intérêts
L’auteur n’en déclare aucun.