En presque cent ans d’existence, les Annales n’ont jamais consacré de numéro spécial aux animaux. Si le sujet était certes évoqué dans les pages de la revue, il ne l’était que de façon indirecte ou incidente, à travers l’histoire de l’alimentation, de l’élevage ou du travail agricole. Pour Marc Bloch et Lucien Febvre, héritiers en cela du grand partage opéré au xixe siècle entre sciences de la nature et sciences de l’homme, l’étude de l’être humain constituait ainsi le véritable fondement de la discipline historiqueFootnote 1. Cet anthropocentrisme épistémique et de méthode était plus largement emblématique de l’historiographie du premier xxe siècle, qui avait relégué les animaux (comme l’ensemble des « non-humains ») aux marges de ses réflexions et de ses productions savantes. Hormis quelques travaux érudits consacrés à l’histoire des pêches ou des chasses, ou encore à celle des sciences naturelles et de la zoologie, l’histoire des animaux fut ainsi longtemps cantonnée à l’histoire locale ou au folklore.
Après 1945, les Annales ne mirent pas davantage les animaux à l’agenda de la recherche historique, alors même que la partition entre sciences humaines et naturelles commençait à y être débattue. En 1956, dans une note sur Pierre Teilhard de Chardin et la longue histoire de l’évolution, L. Febvre reconnaissait que la « rupture organisée entre l’Homme et la Nature » ne permettait pas de cerner toutes les dimensions de l’histoire générale – dont les dynamiques humaines n’étaient qu’une composante parmi d’autresFootnote 2. Fernand Braudel prêtait quant à lui une grande attention aux échanges globaux de plantes et d’animaux et à leurs effets sur la transformation des pratiques sociales. Emmanuel Le Roy Ladurie souhaitait pour sa part que le « territoire de l’historien » s’étende au-delà de la seule spécialisation en humanité afin de penser la possibilité d’une histoire profonde du climat et de l’environnementFootnote 3. Des années 1960 aux années 1980 plus largement, l’histoire des mentalités comme l’anthropologie historique contribuaient, à travers l’emploi de documentations variées, à élargir le questionnaire et le socle documentaire de l’histoire aux domaines des représentations et du symbolique – où les animaux pouvaient occuper une place de premier ordre. Si ces perspectives contribuèrent sans nul doute à infléchir l’idée d’une discipline concentrée sur l’histoire des êtres humains uniquement, elles n’allèrent pourtant pas jusqu’à ériger l’animal en objet d’histoire à part entière.
Les bilans historiographiques qui, dans les dernières décennies, s’emploient à tracer les premiers linéaments de l’histoire animale rappellent que les animaux n’ont jamais été entièrement absents des enquêtes aux xixᵉ et xxᵉ sièclesFootnote 4. Toutefois, les années 1980 marquent un tournant décisif, car elles voient la structuration progressive, d’abord dans les pays anglophones, puis en France, d’un véritable courant des « études animales »Footnote 5. À l’instar de la plupart des studies, mais sans doute de façon plus affirmée encore parce que leur objet a longtemps échappé aux sciences sociales, les « études animales » proposent de brouiller les modèles d’intelligibilité hérités des frontières et partages disciplinaires traditionnels. Aux anciens découpages, qui reléguaient les recherches sur les animaux à l’arrière-plan d’autres sujets, se substituèrent de nouvelles convergences autour de la question animale qui puisaient à des éléments issus de l’histoire sociale, de l’histoire des techniques ou encore de l’histoire du droit. Pour paraphraser le titre de l’ouvrage pionnier de Robert Delort, on commençait désormais à reconnaître que les animaux, eux aussi, avaient bel et bien une histoire, en grande partie liée aux rapports de domestication et d’exploitation de l’environnementFootnote 6.
Cette « zoohistoire » continuait toutefois de s’écrire en dehors des pages des Annales, à l’exception notable d’un court dossier consacré à « l’homme et son environnement » paru en 1989. Dans celui-ci, Pierre Bonnassie interrogeait la frontière entre l’humanité et l’animalité au prisme de la consommation des aliments considérés comme « immondes » dans l’Occident du haut Moyen Âge : ces questions dialoguaient tout à la fois avec l’anthropologie, l’histoire des économies rurales et celle des pratiques religieusesFootnote 7. Dans le même numéro, Benjamin Arbel s’intéressait à l’éventail des comportements humains face aux invasions de sauterelles et de criquets dans la Chypre des xve et xvie siècles, montrant combien l’appel à des pouvoirs surnaturels pour venir à bout de ce fléau destructeur des récoltes coexistait avec des attitudes pragmatiques de lutte contre les insectesFootnote 8. On le voit, si les animaux jouaient certes un rôle déterminant dans l’histoire des sociétés humaines, ces articles se concentraient d’abord sur les secondes dans leurs relations (prédatrices, défiantes ou hostiles) aux animaux. L’interdisciplinarité des Annales demeurait bien, à ce titre, une « interdisciplinarité restreinte », qui proposait des emprunts réciproques dans l’orbe des sciences sociales, tout en se tenant prudemment à distance des travaux des éthologues, écologues, zoologues ou autres généticiens.
Dès les années 1970, des primatologues novatrices telles que Jane Goodall, Dian Fossey ou Biruté Galdikas avaient pourtant ouvert une brèche dans les cloisons méthodologiques érigées entre sciences de la nature et sciences sociales, en mobilisant notamment des outils issus de l’anthropologie pour observer les comportements des grands singesFootnote 9. Dans leur sillage, les sciences sociales sont progressivement allées à la rencontre des sciences naturelles, et plus particulièrement de l’éthologie, afin d’interroger les significations subjectives qui sous-tendent les actions animalesFootnote 10. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les chantiers de la sociologie interspécifique ou de l’ethnographie multi-espèces, qui s’attachent à explorer les interactions situées entre humains et animauxFootnote 11. Cette problématique, à la fois théorique et méthodologique, alimente des travaux qui, à l’instar de ceux d’Éric Baratay ou de Susan Nance, placent au centre de leurs enquêtes le « point de vue animal »Footnote 12. Cette « histoire éthologique », qui consiste à se glisser dans la peau des animaux, revendique une interprétation scientifiquement informée des sources historiquesFootnote 13. La question de la reconstitution du vécu subjectif des animaux dans l’histoire nourrit, par ailleurs, un dialogue non seulement avec les sciences naturelles, mais aussi avec diverses traditions historiographiques, telles que l’histoire par le bas, les études postcoloniales ou les études subalternes, qui affrontent, chacune à leur manière, les défis posés aux sciences sociales par les acteurs et actrices qui n’ont pas laissé de traces écritesFootnote 14.
L’histoire s’est ainsi progressivement écrite avec les animaux, ce qui a eu un double effet sur la discipline elle-même en termes d’approfondissement de la réflexion sur ses objets et ses méthodesFootnote 15. Cette nouvelle place accordée aux animaux a été défendue ou mise en œuvre selon des modalités différentes, en fonction des traditions nationales d’écriture de l’histoire, mais aussi des périodes étudiées et au rythme d’agendas de la recherche de plus en plus diversifiésFootnote 16. Si l’on se limite à l’espace français, le travail que le grand spécialiste de l’histoire sociale des Lumières, Daniel Roche, a consacré à la culture équestre dans l’histoire de l’Occident a permis une lecture nouvelle de l’histoire des chevaux, qui s’est rapidement imposée comme une référenceFootnote 17. Du côté de l’histoire médiévale, Michel Pastoureau a privilégié une approche symbolique des animaux, en explorant leurs significations culturelles, héraldiques et morales, au carrefour de l’histoire culturelle et de l’histoire des savoirsFootnote 18. Plus récemment, Pierre Serna a plaidé pour une histoire politique des animaux, distincte de l’histoire culturelle et de l’histoire des sciences, en prenant pour laboratoire les bouleversements juridiques de la Révolution françaiseFootnote 19.
Nombre de pistes de ce qui s’est constitué comme un domaine de recherche à part entière d’un nouveau tournant de l’historiographie, le « tournant animal », ont ainsi vu le jour. La question des animaux de compagnie dans les sociétés occidentales en offre un exemple significatif. Longtemps perçu comme un sujet frivole, sentimental et féminin, l’animal de compagnie a été largement négligé par la recherche historique jusqu’aux travaux pionniers de Keith Thomas, James Serpell et Harriet RitvoFootnote 20. En France, dans le sillage de R. Delort, historiennes et historiens lui ont souvent préféré la notion plus englobante d’« animal domestique », l’expression « animal de compagnie » étant relativement récente et devenue courante seulement à la fin du xxe siècle, contrairement à l’anglais « pet », employé dès le xixe siècleFootnote 21. Depuis, les publications se sont multipliées, couvrant diverses périodes et apportant une distance critique vis-à-vis d’une vision eurocentrée de la nature, héritée des Lumières, notamment grâce aux apports de philosophes et d’anthropologues critiquesFootnote 22.
La question de la domestication guide la plupart des études historiennes sur les animaux, en dépassant désormais le seul cadre de l’espace domestique. Des recherches récentes ont remis en question la dichotomie souvent établie entre, d’un côté, l’importance croissante des animaux de compagnie dans les villes et, de l’autre, les animaux dits « utiles » dans les campagnes de l’époque moderne. Erica Fudge, l’une des figures majeures des études animales en Grande-Bretagne, analyse par exemple les testaments de paysans anglais du xviie siècle pour y observer les relations entre humains et animaux, faites non seulement de pragmatisme économique (comme l’envoi à l’abattage d’une vache devenue improductive), mais aussi d’attachements affectifsFootnote 23. Parallèlement, l’historiographie a mis en lumière les nouvelles formes de domination qui émergent à partir du xviiie siècle, à travers le renouvellement des pratiques d’élevage et l’introduction de méthodes de sélectionFootnote 24. Elle souligne aussi le rôle central de l’industrialisation agricole dans la mise sous contrôle humain de l’ensemble du cycle de vie animale. Plusieurs travaux ont enfin montré que, dès l’époque des Lumières, l’amélioration des espèces équines, bovines et ovines s’impose comme un projet à la fois scientifique et politiqueFootnote 25.
La critique du paradigme des Lumières et des termes qui lui sont associés a notamment permis de saisir non seulement les protocoles épistémologiques et matériels associés aux modes de domestication, mais aussi les enjeux du processus de redéfinition des frontières de l’humain, coïncidant avec la naissance de la « science de l’homme »Footnote 26. C’est cette question qui suscite une interrogation renouvelée de l’histoire des Lumières à travers la perspective de la question animale : les histoires naturelles du xviiie siècle, en déplaçant les humains dans le règne animal, ont obligé les historiens et historiennes qui les étudiaient à repenser le rapport entre humains et animaux, et plus généralement entre humains et non-humains. Cette nécessité se révélait d’autant plus impérative que les études impériales avaient déjà commencé à croiser les animaux au travers de « l’échange colombien », selon l’analyse d’Alfred W. Crosby qui, dès les années 1970, invitait à penser l’histoire de la colonisation européenne de l’Amérique à l’aune d’une histoire environnementale naissante et dans laquelle la relation entre humains et animaux occupait une place centraleFootnote 27. Un demi-siècle plus tard, les espaces coloniaux et métropolitains des grands empires modernes constituent des terrains privilégiés des études animalesFootnote 28. Sur un mode complémentaire, les études environnementales portées par la discipline historique contribuent à l’intérêt des sciences sociales pour les animaux, dans le sillage d’une inquiétude partagée pour le changement climatique et l’accélération de la disparition des espèces vivantesFootnote 29.
Les travaux historiques actuels s’appuient ainsi sur de nouvelles intelligibilités du rôle des animaux dans le passé comme dans le présent. En particulier, alors que, dans les approches traditionnelles, les animaux étaient étudiés comme des objets (outils de travail, biens de consommation, symboles, médiateurs pour des rituels, etc.), ils sont aujourd’hui de plus en plus considérés comme des acteurs à part entière, doués de subjectivité et d’agentivitéFootnote 30. Cela implique de dépasser non seulement la notion d’« Animal » en tant que « singulier général », selon l’expression de Jacques Derrida, mais aussi l’appréhension des « animaux » comme un collectif générique, afin de rendre compte de leurs identités et spécificités – dont il est parfois possible de retracer la biographie en tant qu’« individus »Footnote 31. Cette question relance la réflexion sur l’agentivité animale – un thème central des études animales depuis leur naissance et qui connaît un regain d’intérêt dans l’ensemble des sciences sociales en lien avec les théories des « actants », vouées à englober les « non-humains » dans l’analyse sociologique et anthropologiqueFootnote 32. L’étude de l’imaginaire et des représentations symboliques cède alors la place à « l’expérience, la perception, la cognition », ce qui conduit à reformuler les problématiques non plus en termes de relations avec les humains, mais en traitant les animaux comme les « protagonistes d’une interaction […] au cours de laquelle chacun a la capacité de faire agir l’autre et de transformer ses manières de faire »Footnote 33. Dans le domaine de l’histoire des images, la place des animaux dans l’art a été interrogée ou réinterrogée, non seulement autour du rôle qu’ils jouent dans le tableau, mais aussi pour ce que leurs regards produisent sur les artistes et les publics qui jusqu’à présent étaient considérés comme ceux qui regardaientFootnote 34. À mesure que la notion d’agentivité s’est étendue à un spectre toujours plus large de « non-humains » – incluant également les entités « non vivantes », à l’instar du célèbre « Parlement des choses » proposé par Bruno Latour –, elle a pourtant progressivement vu s’estomper sa portée politique. Dans le champ des études animales, et en particulier au sein des Critical Animal Studies (CAS), qui en constituent le versant le plus militant, la fonction autrefois assurée par la notion d’animal agency tend aujourd’hui à être relayée par celle de « résistance animale ». Cette dernière présente l’avantage de cibler plus explicitement l’articulation entre l’intentionnalité des animaux et les rapports de pouvoir dans lesquels ils sont inscritsFootnote 35, une question qui fait désormais l’objet d’une attention croissante dans les travaux historiographiquesFootnote 36.
Cette pluralité d’approches et variété de débats se sont traduites tout à la fois par une efflorescence de publications et par la création de revues comme de collections dédiées à la question. En France, certaines revues spécialisées – telles qu’Ethnozootechnie (depuis 1962) ou Anthropozoologica (depuis 1984) – s’intéressèrent précocement aux relations anthropo-zoologiques. En 1988, deux revues d’anthropologie, L’Homme et Terrain, consacraient des numéros majeurs aux animaux, accordant une large place à l’histoireFootnote 37. Les Cahiers d’histoire relevaient le défi avec un imposant numéro publié en 1997Footnote 38. Mais les parutions se multiplient surtout à partir des années 2010, en ciblant des aspects ou des moments précis des relations entre humains et animaux dans l’histoire : leur rôle dans les transformations politiques, scientifiques et artistiques, dans les rapports de genre, leur place dans les mondes ruraux comme dans les villesFootnote 39. Depuis le début de l’année 2025 paraît Animal History, une revue tout entière consacrée aux études empiriques et théoriques portant sur l’histoire des animaux, qui ambitionne de devenir un espace de dialogues et de critiques interdisciplinairesFootnote 40.
Ce numéro double que proposent aujourd’hui les Annales n’offre évidemment, à travers ses articles, notes critiques et comptes rendus, qu’un petit échantillon des recherches foisonnantes qui s’écrivent aujourd’hui sur l’histoire des animaux. S’il ne prétend nullement à l’exhaustivité (on ne trouvera pas de texte qui adopte explicitement un « point de vue animal »), il permet cependant, nous l’espérons, de mettre en lumière certains thèmes et approches qui ont cours dans le champ des études animales. Une première partie porte sur ce que nous avons proposé d’appeler les « frontières d’animalité », c’est-à-dire les réflexions et débats historiques, anthropologiques, philosophiques et médicaux qui questionnent les distinctions et hiérarchies entre espèces. Dans son article, Cecilia Muratori interroge l’histoire du concept de végétarisme et son possible usage avant l’apparition du mot au xixe siècle. Offrant un véritable plaidoyer pour une heuristique de l’anachronisme contrôlé, elle montre l’intérêt de penser la sensibilité humaine à la souffrance animale dans une perspective de longue durée, de Porphyre à Peter Singer en passant par Tommaso Campanella. Sa réflexion permet de défendre une méthode pour les études animales – ainsi que pour l’histoire des idées philosophiques en général – qui parvient à articuler une analyse diachronique des concepts et une contextualisation précise des énoncés et des catégories. Silvia Sebastiani se penche quant à elle sur l’anthropologie des Lumières et sa méthode comparative. Elle analyse l’arrivée en Europe, durant la première moitié du xviiie siècle, de ce que l’on appelait l’« orang-outan ». En retraçant minutieusement les itinéraires de plusieurs singes célèbres (dont « Madame Chimpanzé »), elle invite, par une histoire matérielle et sociale de ces mobilités, à identifier les points de croisement entre animaux et humains, depuis les navires de la traite des esclaves jusqu’aux coffee-houses, foires et cabinets d’histoire naturelle de Londres ou Paris. Cette enquête offre plus largement une réflexion sur les sciences de l’homme, les degrés d’humanité et la fabrique de la race en lien avec l’histoire coloniale et impériale de l’Europe.
L’article de Benedetta Piazzesi retrace l’histoire du concept de domestication dans la France du milieu du xixe siècle. Il met en lumière un vaste débat impliquant aussi bien les penseurs de la société que les naturalistes autour de la question centrale des rapports entre ordre naturel et ordre social, et des hiérarchies politiques présentes à l’intérieur même des espèces animales. Si l’idée de domestication a pu séduire une pensée socialiste aspirant à une domination pacifique de la nature, elle s’est également inscrite dans les programmes impériaux d’exploitation des ressources biologiques des colonies. Catherine Rémy étudie pour sa part les frontières entre humains et non-humains à partir du cas des xénogreffes. Fondé sur une enquête historique et ethnographique, son article permet de réviser l’idée d’une frontière rigide entre une ontologie dualiste – qui distinguerait depuis l’époque moderne nature et culture en Occident – et une ontologie gradualiste qui reposerait sur la reconnaissance d’une instabilité des frontières entre humains et animaux. Chaque séquence historique observée permet ainsi d’identifier un double mouvement de rehaussement (notamment des primates), puis d’abaissement de certaines espèces (parmi lesquelles des humains) sur l’échelle des êtres, mettant en évidence l’entrelacement de ces conceptions dualiste et gradualiste dans l’histoire de la médecine expérimentale du xxe siècle.
La deuxième partie du numéro se compose de deux notes critiques qui interrogent à la fois la question des ontologies et celle de la crise écologique. Ces textes portent sur les récits contemporains du vivant à l’heure de l’Anthropocène, du changement climatique et de l’extinction de la biodiversité. Franck Poupeau voit dans la floraison des parutions sur les reconnexions sensibles aux animaux un véritable « moment éditorial », caractérisé par de nouvelles maisons d’édition, des collections (en particulier la collection « Mondes sauvages » chez Actes Sud, où publient des figures comme Vinciane Despret et Baptiste Morizot), des succès de librairie, des événements et des réseaux d’interconnaissance. En prônant la cohabitation entre espèces humaines et non humaines, ces ouvrages souhaitent estomper la distinction nature/culture et, ce faisant, (r)établir des relations sensibles et harmonieuses avec l’ensemble des êtres vivants. Les récits du vivant peinent toutefois à réfléchir les conditions sociales situées et privilégiées qui rendent possible cette ontologie des sensibilités, échouant à faire converger efficacement critique écologique et critique sociale. Dans sa lecture consacrée aux travaux du « philosophe de terrain » australien Thom van Dooren (dont l’un des ouvrages est précisément publié dans la collection « Mondes sauvages »), François Jarrige revient sur le courant et les méthodes des Extinction Studies, qui s’intéressent à l’histoire des disparitions d’espèces animales. Il souligne notamment la richesse analytique des formes de récit expérimentées par T. van Dooren qui, en étudiant l’extinction des oiseaux puis des escargots, invite les « humanités environnementales » – et partant la discipline historique – à mieux décrire les relations et les enchevêtrements interspécifiques pour penser la crise de la biodiversité et son histoire. Ces deux notes critiques présentent deux options de lecture possibles, qui insistent tantôt sur les limites, tantôt sur les apports de ces récits du vivant fortement imprégnés d’éthique. Elles révèlent en quelque sorte la façon dont les études animales éprouvent le rapport épistémologique des sciences sociales à la philosophie et reconfigurent, non sans débats, les possibilités de leur alliance.
La dernière section de ce numéro est probablement celle qui sera la plus familière aux lecteurs et lectrices des Annales. Elle porte sur l’économie politique des ressources animales, dans un dialogue étroit noué avec l’histoire environnementale. Jan Synowiecki y propose une étude sur la chasse, la surchasse et la conservation du castor en Nouvelle-France aux xviie et xviiie siècles. Son article pose la question des pratiques cynégétiques des populations autochtones en tâchant de mettre en évidence la variété des configurations écologiques et des relations au castor en Amérique du Nord, sur fond de rivalités entre empires français et britannique ainsi que de tensions internes aux colonies. L’enquête propose de donner une place à l’agentivité des castors eux-mêmes et à leur capacité à repeupler ou à occuper certains habitats. Il en ressort une vision complexe et discontinue des relations amérindiennes et européennes à l’environnement et à la conservation. Dans son article, Jens Amborg s’intéresse lui aussi aux concurrences entre États européens autour de la circulation des espèces – en l’occurrence des moutons. Il avance pour cela le concept de « mercantilisme animal », qui lui permet de mettre au jour les politiques économiques imaginées à l’époque moderne pour tenter d’acclimater des moutons anglais et espagnols en France. Il analyse ainsi l’intervention de savants, de diplomates et de contrebandiers pour organiser le transport clandestin des ovins à travers la Manche et les Pyrénées. Ces projets d’importations eurent plus largement d’importantes répercussions sur l’émergence d’une conception nouvelle de la race, envisagée comme une ressource naturelle déplaçable d’un milieu à un autre.
Romain Grancher s’intéresse également à la question de la conservation et aux façons de « ménager » et d’« aménager » les ressources sous-marines. À partir d’une étude sur l’huître plate, espèce qui a quasiment disparu des côtes européennes à cause de la surpêche au tournant du xxe siècle, il étudie, au plus près des archives, l’histoire conflictuelle de la conservation des fonds marins et des assemblages complexes d’organismes animaux et végétaux qui forment la biocénose de la rade de Brest, territoire à l’interface entre terre et mer. Au carrefour de l’histoire sociale, de l’histoire des sciences et de l’histoire du droit, son article se concentre sur les pratiques, les savoirs et les catégories des différents acteurs concernés par le problème de la « dépopulation » des bancs d’huîtres surexploités au milieu du xixe siècle. Ces débats d’« écologie politique » dévoilent les contradictions et les tensions entre les exigences de soin et d’exploitation, de ménagement et d’aménagement des ressources. Enfin, l’article de Joachim Boittout analyse l’histoire de la protection des grenouilles en Chine des années 1870 aux années 1940. Les autorités chinoises tentent de limiter, par une série d’arrêtés locaux, leur capture et leur consommation en raison de l’utilité des batraciens dans la lutte contre les insectes nuisibles aux champs et aux récoltes. À ces mesures viennent par la suite s’ajouter des considérations morales, religieuses et scientifiques en faveur de leur préservation, véhiculées par les sociétés protectrices d’animaux, la presse et la littérature pour enfants : l’amphibien devient ainsi l’archétype de l’animal utile, placé à la lisière du monde sauvage et de la sphère domestique. Sa protection reflète l’émergence d’une sensibilité nouvelle envers le bien-être animal, qui mêle discours scientifiques, ressorts émotionnels et préoccupations politiques.
La lecture de ces articles, de ces notes et de l’ensemble des comptes rendus qui clôt ce numéro permet d’identifier schématiquement deux enjeux cruciaux de la question animale en histoire. L’accent placé sur les animaux fait tout d’abord surgir des questionnements, des idées, des débats, des pratiques et des usages qui ont configuré non seulement les notions d’humanité et d’animalité, mais aussi la nomenclature des disciplines et l’histoire des savoirs et des écosystèmes dans la longue durée. En cela, les animaux interrogent les fondements épistémologiques mêmes de l’histoire. La question animale est en outre l’occasion de relire et de réinterpréter des documentations et des archives souvent négligées, tout en élargissant la bibliothèque de l’histoire et des sciences sociales à de nouvelles opérations et méthodes scientifiques et narratives. Là aussi, l’enjeu est d’importance et il ouvre une voie prometteuse pour de futures recherches que les Annales n’entendent plus ignorer.